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L'Evangile selon Pilate

L'Evangile selon Pilate

Titel: L'Evangile selon Pilate Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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dissimulée sous plusieurs couches de soie afin que personne, sinon mes compagnes, ne m’identifiât. Je peux t’assurer, pour avoir enveloppé son corps raide et glacé dans le suaire, que Yéchoua était bien mort ce soir-là. J’en ai moi-même tant pleuré de désespoir. J’étais sotte. Je ne croyais pas assez en lui. Maintenant, la lumière s’est faite. Rejoins-moi vite sur la route de Nazareth. Je t’aime.
    Ta Claudia. »

De Pilate à son cher Titus
    Deux jours viennent de passer sans que je t’écrive.
    J’étais loin de tout, y compris de ma propre pensée. Des sensations me traversaient la tête mais aucune ne s’arrêtait, ne prenait le temps de s’épanouir en idée, de s’enraciner dans une formulation. Des feuilles mortes agitées par le vent.
    Je suis cloîtré dans le mutisme et la surdité. Pour ce qu’on me rapporte, ce qu’on me décrit, ce qu’on me demande, je n’ai que de l’indifférence. Si je connaissais l’indifférence des blasés, ceux que plus rien ne peut surprendre, j’ignorais la sorte d’indifférence qui m’atteint, l’indifférence du choqué, de celui qui, trop violemment surpris une fois, ne veut plus qu’on le surprenne encore. Le monde m’apparaît dangereux, je préfère m’en retirer.
    Je ne suis pas attiré par ce prodige, même si j’admets aujourd’hui que l’affaire Yéchoua n’est pas seulement une énigme, mais un mystère. Rien de plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente provisoire de sa solution. Rien de plus angoissant qu’un mystère : c’est un problème définitivement sans solution. Il donne à penser, à imaginer… Or je ne veux pas penser. Je veux connaître, savoir. Le reste ne m’intéresse pas.
    Craterios est venu déjeuner avec moi. Il mangeait si goulûment et si salement qu’il nourrissait ses pieds en même temps que sa bouche.
    Lorsqu’il commença à me parler de Yéchoua, je lui demandai de changer de sujet. Il rota et s’assit sur mon bureau, jambes écartées, les couilles à l’air.
    — Si, si, je tenais à te dire que je m’étais intéressé à lui les premières fois où Claudia Procula – quelle excellente femme, où est-elle ? vraiment tu ne la mérites pas – m’avait rapporté ses propos. Mais je suis finalement déçu. Nous autres, philosophes cyniques, nous cherchons à lutter contre les souffrances ; j’ai le sentiment, au contraire, que ce Yéchoua exalte les souffrances, il y voit de la grandeur, il leur confère une utilité de rachat. En fait, il se moque totalement du bonheur terrestre, il évoque un bonheur à venir, dans un Royaume sans frontières, au-delà de la mort. Cela me paraît ridiculement fumeux ! Je soupçonne ce Yéchoua de faire l’ange plus que la bête. Au lieu de se soumettre, comme notre maître Diogène, à la nature, il tente absurdement de nous transformer en esprit. S’enivrant de mystère, il désigne un dieu au-delà des nuages et passe définitivement les limites de la bonne philosophie. Surtout lorsqu’il se réfère à l’amour. J’ai été choqué. C’est la première fois que j’entends un philosophe parler d’amour. Quelle grossière erreur ! On ne peut rien fonder sur l’amour. L’amour n’appartient pas à la juridiction philosophique. L’amour n’est en rien un concept qui se trouve par le raisonnement ou l’analyse. Je refuse que ce Yéchoua bâtisse quoi que ce soit là-dessus.
    Pour la première fois, je me piquai au jeu de répondre, car les affirmations ronflantes de Craterios m’agaçaient.
    — C’est peut-être l’intérêt de ce qu’il dit, justement ! Qu’il parle d’amour ! Quand je vois à quoi la seule raison te conduit, toi, je ne trouve pas motif à fierté, non ?
    — Mais Pilate, qu’est-ce qui te prend ?
    — Tu m’épuises, Craterios, tu n’es qu’une imposture ! Tu passes pour un sage alors que tu n’as jamais tendu la main à personne, jamais donné un sou à personne, jamais souri à personne, jamais apporté le moindre réconfort à quiconque. Tu causes, tu causes, et ton action se résume au bruit que tu fais ! Tes raisonnements, lorsqu’ils sont adressés aux autres, ont pour but essentiel de choquer ; lorsqu’ils sont adressés à toi-même, de faire sentir le poids de ton intelligence. Tu es vain ! Tu es Athènes ! Tu es Rome ! Tu ne penses qu’à toi, tu ne parles que de toi, tu n’es rien d’autre qu’une boursouflure !
    Craterios sauta de la table et

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