L'expédition

rêvé tout haut.
    Elle se redressa à demi, demanda :
    — Qu’ai-je dit ?
    Jourdain sourit et ne répondit pas. Elle fut d’un bond debout, effrayée comme une fille prise en faute, s’avisa qu’elle tenait ses mains sur son ventre, les retira vivement, craignant qu’il ne soupçonne à ce seul geste qu’elle portait un enfant de lui. C’était là son secret le plus précieux et le plus redoutable. Hors Béatrice et Mersende elle ne l’avait dit à personne, sauf à Bernard Marti, dans la nuit d’avant-veille, à l’heure où son Jourdain menait ses massacreurs au travers du verger de Jacques d’Alfaro. Le vieux parfait lui avait conseillé de tout avouer sans crainte à cet ami qu’il estimait comme le plus tendre des êtres, malgré ses mines hautaines et ses silences de perdu. Elle lui avait vertement répondu qu’elle n’avait pas faim de sa pitié et qu’elle se jetterait dans quelque rivière plutôt que d’endurer son aide, s’il n’éprouvait pas pour elle d’amour véritable. Marti, l’entendant ainsi parler, avait souri. Et Jeanne avait compris qu’en vérité ce n’était point par fierté qu’elle désirait se taire, mais par effroi de la blessure qu’elle aurait à souffrir si elle se voyait rejetée au large de cet homme, après qu’elle se fut livrée à lui.
    Jourdain, l’œil amusé par son effarement, alla tranquillement harnacher sa monture. Elle courut à l’eau, se lava la figure, mit en ordre sa coiffe, épousseta sa jupe, s’en revint à son compagnon, et sans cesser de l’examiner, son baluchon au creux de la hanche, elle attendit qu’il eût bouclé la selle, fort attentive et curieuse de savoir quelle trace ces paroles qui lui avaient échappé dans son sommeil avaient laissé dans l’esprit de cet être farouche aux gestes lents et précis. Elle le devina d’humeur plus légère qu’à l’ordinaire, crut même entendre qu’il fredonnait entre ses lèvres, sans paraître se soucier de sa présence. Elle s’en trouva peu à peu délivrée de toute inquiétude, et bientôt se laissant emporter par son cœur prompt à s’élancer elle en vint à se dire qu’assurément elle parviendrait un jour, avec l’aide de Dieu, à défaire l’âme de son Jourdain des broussailles qui l’étouffaient, et à la faire éclore dans le bienheureux amour d’elle.
    Il se hissa en croupe, l’aida à monter derrière lui et dans le matin bleu, le front à hauteur d’arbre tous deux s’en allèrent au pas de leur cheval. Parmi l’or des genêts, la rosée ruisselante et les rochers mouillés ils cheminèrent jusqu’à la courbe de la vallée. Là ils firent halte pour un regard d’adieu à la citadelle avant que l’échine du mont qui ombrageait le chemin ne l’efface du ciel où elle resplendissait.
    — Je vois votre maison, dit Jeanne, désignant au pied du donjon un grain de toit, un fragment de muret échappé des verdures.
    — Elle n’est plus mienne, lui répondit Jourdain.
    Sa voix paisible résonna dans l’air où ne passait nul vent. Il regarda pourtant cette pincée de tuiles à l’extrême bord de la cime. Il n’éprouva point d’amertume, ni de regret, ni de mélancolie. Plus fort à cet instant était l’appel des routes, et plus captivant, malgré la ronchonnante méfiance qui lui bridait l’esprit, l’aveu balbutiant que Jeanne lui avait fait tandis qu’elle dormait, blottie contre son corps comme une enfant peureuse. Des femmes quelquefois lui avaient dit qu’elles l’aimaient, des passantes avides, des pleureuses auxquelles il n’avait su répondre, une émouvante écervelée que le temps avait emportée et qui lui avait laissé l’âme comme une grotte grande ouverte à d’incompréhensibles bourrasques. Auprès de toutes, même de celle qui l’avait fui, il s’était senti entravé par des liens impalpables qu’il lui avait fallu douloureusement arracher de lui quand la soif de liberté l’avait poussé dehors.
    Aucune n’avait jamais parlé contre sa joue à mots si simples et si peu griffus. Il s’émerveilla de ce chantonnement à peine perceptible qui l’avait réveillé dans le matin naissant. Il s’en était senti baigné d’innocence inespérée, ému à pleurer presque, comme si la voix des sources s’était frayée un chemin jusqu’à lui pour le laver du sang qui l’engluait et lui faire savoir qu’il n’était pas damné, que les morts étaient morts comme l’hiver passé, et que l’été venait,