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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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en prière, sa chevelure noire et luisante, sa joue pâle, et le misérable cadavre qu’il contemplait, les mains jointes sous le menton, en bafouillant une patenôtre sans fin mêlée de sanglots. Le corps couché sur cette planche de vieux meuble était aussi rogné, recuit et décavé qu’une vieille carcasse abandonnée des bêtes. Il n’avait plus que des haillons de peau sur les os blancs. Autour de son crâne bombé s’ébouriffaient des touffes grisaillantes semblables à des poignées de fils d’araignée, ses orbites n’étaient que des trous d’ombre et sa bouche riait comme rient les squelettes. Une robe de moine hospitalier à la grande croix brodée de lambeaux d’or terni dissimulait son ventre et ses côtes. Elle était souillée de taches brunes et terreuses, ses pans traînaient au sol, rongés par mille rats, mais deux poings pareils à des serres osseuses la tenaient agrippée sur la poitrine avec une sorte de rage pétrifiée, comme s’ils s’acharnaient à disputer ce vêtement de pauvre gloire à l’emprise obstinée d’une griffe invisible enfouie dans l’humus noir. D’Alfaro se pencha sur celui qui priait au chevet de ce mort, et posant une main caressante sur sa nuque :
    — Mon bon seigneur, dit-il, laissez là notre père. Vous l’avez assez aimé pour aujourd’hui. Je vous attends dehors. J’ai de bonnes nouvelles.
    L’homme leva vers lui la tête. La lueur du feu éclaira ses yeux sombres, sa figure chétive et son front où luisait une sueur fiévreuse. Il murmura des mots imperceptibles, eut une grimace agacée, chassa l’intrus d’un revers de main las. D’Alfaro le quitta, rendit la torche prise et rejoignit son compagnon.
    Ils remontèrent à la tiédeur du jour, s’en furent un moment en promenade lente et silencieuse le long de la bâtisse, puis :
    — Est-ce bien monseigneur le comte de Toulouse que nous avons vu là ? demanda Jourdain, la voix altérée.
    L’autre laissa aller un petit rire grinçant, et le prenant au bras :
    — En effet, lui dit-il. Et sans doute avez-vous aussi reconnu le corps fort décati de ce vieux mâle qui nous a tous deux engendrés. Mon bien-aimé demi-frère, comme vous l’avez vu, lui voue une affection douloureuse à l’extrême.
    — Vient-il le voir souvent ?
    — Depuis quatorze années, une fois la semaine.
    — Seigneur Dieu, dit Jourdain.
    — Allons, mon bon ami, personne dans Toulouse n’ignore ces visites, répondit d’Alfaro.
    Et ricanant tout doux :
    — Ne bavarde-t-on point par chez vous, dites-moi ?
    Jourdain songeur remua la tête et ne dit mot. Certes, il avait parfois entendu des allusions moqueuses à ces fréquentations macabres du comte Raymond le septième, mais il les avait toujours estimées indignes de son attention, considérant qu’un noble de si haut rang ne pouvait être d’âme assez humide et frêle pour avoir, fût-ce un jour, condescendu à d’aussi sinistres pratiques. Il était vrai cependant qu’aucun prince de ce monde n’avait été plus abominablement traité, à l’heure de sa mort, que Raymond le sixième, son père. Assurément, pensa Jourdain, plus rogneux et chagrin que miséricordieux, le pâle rejeton qui lui avait succédé en était resté frappé de stupeur irrémédiable.
     
    Il était encore presque enfant quand le vieux comte, homme de cœur puissant malgré les doutes incessants et les désirs contradictoires qui avaient encombré sa vie, était allé à Dieu d’un coup de sang soudain. C’était un de ces jours d’été où rien ne bouge, ni feuille, ni brin d’herbe, ni fleur droite au soleil. Il venait de manger une assiettée de figues dans le jardin d’un vieil ami consul. À peine le dernier fruit gobé, il s’était mis à tant suffoquer, bleuir des lèvres et grelotter des dents qu’il avait bientôt vu venir le trépas sous les heureux ombrages où on l’avait couché. Il avait alors demandé à ses compagnons autour de lui pressés qu’ils le mènent au couvent des frères hospitaliers dont il avait porté la croix, autrefois, en Terre sainte. Derrière l’attelage qui l’emportait, des messagers avaient en grande hâte couru à l’évêché de la ville, et d’autres au logis de l’inquisition. Ils avaient aussitôt prévenu les plus hauts ecclésiastiques du comté que monseigneur Raymond était près de quitter la vie. Les clercs inquisiteurs avec leur train de moines, l’évêque avec sa crosse et sa mitre et sa mule

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