L'hérétique
hommes de Gioberti durent construire une grue à l’aide de
grosses poutres de chêne pour sortir le monstre de son chariot. Sous l’affût,
les glissières avaient été graissées avec du lard de cochon. Gioberti installa
une bassine de graisse à côté du canon afin que les glissières pussent être
lubrifiées en permanence, le canon reculant chaque fois qu’il faisait feu.
Les projectiles avaient été amenés sur un autre chariot.
Deux hommes étaient nécessaires pour en soulever un seul. Il s’agissait de
boulets de fer de quatre pieds de long. Certains avaient la forme de flèches
avec des empennes de métal trapues, tandis que les autres étaient de simples
barres, chacune aussi grosse qu’un bras d’homme musclé. La poudre était arrivée
dans des barils. Mais elle devait être préparée et mélangée, parce que le lourd
salpêtre – qui constituait les deux tiers du mélange tombait au fond des
barriques tandis que le soufre et le charbon de bois, plus légers, remontaient.
On mélangeait le produit avec une longue cuillère de bois. Quand le signor Gioberti fut satisfait, il ordonna que huit mesures – huit
cuillères – pleines soient déposées dans l’antre sombre du canon, le
tonnerre ou l’âme de l’arme.
Cette culasse – autrement dit la chambre où l’explosion
allait réellement intervenir – se trouvait à l’intérieur du ventre en
forme de jarre de l’arme. Sur l’un des flancs de cette pièce de fer bulbeuse,
on avait peint une image de saint Éloi, le saint patron du métal, et sur
l’autre, on reconnaissait saint Maurice, le patron des soldats. Et sous les saints,
on pouvait lire le nom du canon : Cracheuse d’Enfer.
— Elle a trois ans, Seigneur, expliqua Gioberti
à Joscelyn.
— Elle ?
— J’aime mieux l’appeler bombarde que canon [31] .
Et c’est vrai qu’elle se comporte parfaitement bien… comme une femme
correctement battue, sourit l’Italien malicieux en plissant les yeux.
— Que veux-tu dire par « se comporte parfaitement
bien » ?
— J’en ai vu se fendre en deux, Seigneur.
Gioberti montra du doigt le tonnerre bulbeux, et il raconta
au comte qu’il avait vu des canons se scinder en deux au moment du tir en
projetant des éclats de métal chaud qui décimaient tous les servants alentour.
— Mais ma Cracheuse d’Enfer , elle, est aussi
solide qu’une cloche. C’est parce que ceux qui l’ont faite, Seigneur, sont des
fondeurs de cloches de Milan. Et elles sont dures à fondre correctement, les
cloches. Très dures !
— Vous pourriez y arriver ? s’enquit Joscelyn.
Il se voyait déjà installant une fonderie de canons à Bérat.
— Pas moi, Seigneur. Mais vous pourrez engager les
personnes idoines. Ou trouver des fondeurs de cloches. Eux, ils savent comment
faire. Et il y a une manière de s’assurer qu’ils réalisent un travail correct.
— Comment ? demanda le comte, avide de savoir.
— En obligeant les créateurs du canon à rester à côté
de la culasse lors du premier tir, Monseigneur. Ça les contraint à se
concentrer sur leur travail ! s’amusa Gioberti. C’est précisément ce que
j’ai fait avec ma Cracheuse d’Enfer. J’ai forcé ses fondeurs à se tenir
à côté d’elle, et ils n’ont pas flanché. Ça prouvait qu’elle était bien conçue,
Monseigneur, vraiment bien conçue !
Une amorce fut apportée. Elle était constituée d’une
longueur de lin trempée dans un mélange d’huile et de poudre à canon et
protégée par une gaine de lin cousu. On enfonça une de ses extrémités dans la
poudre de la chambre et on laissa l’autre pendre de l’étroit goulot du canon,
le logement où le boulet allait être placé.
Certains canonniers, à en croire Gioberti, préféraient un
trou percé dans la grande culasse. Selon lui, un tel orifice dissipait une
partie de la puissance du canon, et il préférait allumer l’amorce à la gueule
de la bombarde. La longueur de lin blanc fut maintenue en place par une poignée
de terre humide plaquée dans le col étroit.
Gioberti attendit que la terre durcisse un peu. Puis il
demanda à deux de ses assistants d’apporter l’un des projectiles en forme de
flèche. Celui-ci fut précautionneusement soulevé jusqu’à la gueule évasée et
poussé à l’intérieur de façon à disparaître entièrement dans le goulot étroit
du canon. Alors, on amena encore un peu terre. En réalité, il s’agissait d’un
mélange tout frais
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