L'hérétique
entendit certainement les bottes cloutées résonner sur
les pavés inégaux de la nef, mais il ne bougea pas d’un pouce et ne parla pas
davantage.
— Paire ? demanda nerveusement en occitan
le prêtre de Castillon d’Arbizon.
Le moine à terre ne répondit pas.
— Mon père ? tenta cette fois en français le curé
de la paroisse.
L’approche aussi timide que vaine du père Médous impatienta
le consul.
— Vous êtes un dominicain ? intervint brutalement
celui-ci. Répondez-moi !
Lui aussi s’était exprimé en français. C’était la langue qui
seyait au premier citoyen de Castillon d’Arbizon.
— Êtes-vous dominicain ? insista-t-il.
Sans bouger et sans paraître s’intéresser aux nouveaux
venus, qui maintenant l’encadraient, le religieux étendu pria silencieusement
encore un moment. Enfin, il rassembla ses mains au-dessus de sa tête,
s’immobilisa quelques secondes, puis se redressa et fit face de toute sa taille
aux quatre hommes.
— J’ai parcouru un long chemin, dit-il impérieusement,
sans répondre vraiment aux interrogations, et j’ai besoin d’un lit, de
nourriture et de vin.
— Mais à la fin, s’agaça le consul, allez-vous me dire
si vous êtes un dominicain ?
— Je suis le chemin béni tracé par saint Dominique,
oui, confirma l’homme en noir. Le vin n’a pas besoin d’être bon. La nourriture
ne doit être rien d’autre que ce que mangent les plus pauvres et le lit peut
être une simple paillasse.
L’échevin hésita. L’étranger était grand, ostensiblement
fort et un brin inquiétant. Mais le magistrat – homme riche et respecté de
Castillon d’Arbizon – s’enhardit :
— Vous êtes jeune, pour un frère ! lança-t-il sur
un ton accusateur.
— C’est pour la plus grande gloire de Dieu que les
jeunes hommes suivent la croix plutôt que l’épée, répondit dédaigneusement le
moine. Et pour Sa plus grande gloire, je peux dormir dans une étable.
— Votre nom ? s’enquit le consul.
— Thomas.
— C’est un nom anglais !
Il y avait une pointe d’inquiétude dans la voix de l’édile
et les deux sergents réagirent à cette crainte en brandissant leurs longues
lances.
— Alors Tomas, si vous préférez, précisa
négligemment le frère sans paraître se soucier du pas menaçant que les deux hommes
d’armes venaient de faire dans sa direction. C’est mon nom de baptême,
expliqua-t-il, et celui du pauvre disciple qui douta de la divinité de
Notre-Seigneur. Si vous n’avez pas de tels doutes, alors je vous envie et je
prie Dieu qu’il m’accorde une telle certitude.
— Vous êtes français ? demanda encore le consul.
— Je suis normand, répondit d’abord le moine avant
d’incliner positivement la tête et d’ajouter : Oui, je suis français.
Puis il se tourna vers le prêtre local et lui demanda :
— Parlez-vous français ?
— Certes, répondit nerveusement celui-ci. Un peu. Je me
débrouille.
— Bien. Alors me permettrez-vous de manger chez vous ce
soir, mon père ?
Le consul ne laissa pas le temps au père Médous de répondre.
Au lieu de cela, il ordonna à ce dernier de tendre à l’étranger le livre qu’il
avait apporté. C’était un très vieux livre – l’un des deux seuls que
possédait le prêtre. Ses pages étaient mangées par les vers. Le dominicain
l’attrapa et souleva la couverture de cuir noir.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda le jeune
moine.
— Que vous lisiez ce livre.
Le consul avait remarqué que les mains du frère étaient
toutes couturées et ses doigts abîmés.
Des séquelles, se dit-il, qui s’accordent mieux à un soldat
qu’à un prêtre.
— Lisez ! insista le magistrat.
— Pourquoi ? Vous ne savez pas lire
vous-même ? le railla l’étranger.
— Que je sache lire ou non, ce n’est pas votre affaire.
En revanche, c’est la nôtre de savoir si vous, jeune homme, vous savez
lire, parce que si vous êtes prêtre, vous en êtes capable. Sinon, c’est que
vous n’êtes pas prêtre. Alors allez-y, lisez !
Sur un haussement d’épaules, le frère prêcheur ouvrit une
page au hasard, puis il marqua une pause. Cette interruption fit monter d’un
cran les soupçons du consul. Il leva la main pour inviter les sergents à
s’avancer. Mais alors, le dominicain se mit à lire à haute voix avec un beau
timbre, confiant et puissant. Les mots latins s’enchaînaient comme une mélodie
et se répercutaient contre les murs
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