L'Héritage des Cathares
service du seigneur et pas le contraire. C’était l’ordre naturel des choses tel qu’il était voulu par Dieu, et j’entendais bien y revenir. Pour demeurer en bon état, un outil doit être utilisé à son plein rendement. Au-delà, il se casse. En deçà, il rouille et devient inutile. Dans un cas comme dans l’autre, il ne produit rien et doit être remplacé à grands frais, faute de quoi son propriétaire se retrouve les mains vides. Les fruits les plus abondants résultent donc de l’équilibre entre l’usage optimal et l’excès. Ce fut la politique qui me guida.
Mes pratiques rigoureuses avaient évidemment un revers. Ayant établi avec précision ce que la seigneurie était en mesure de produire chaque année, je n’en exigeai pas moins et fis en sorte d’en obtenir même un peu plus. J’exerçai une surveillance étroite des grands travaux, supervisant les semailles et les récoltes, comptant chaque minot produit, faisant peser les céréales et colligeant minutieusement les résultats. Je minutais étroitement les périodes de repos durant les travaux pour éviter tout relâchement et je veillais à ce que les flâneurs soient réprimandés. Personne n’y échappait. J’abaissai à dix ans l’âge auquel les garçons devaient prendre part aux grands travaux et n’exemptai pas même les infirmes, auxquels on devait trouver les tâches qu’ils étaient en mesure d’accomplir. Les serfs terminaient leurs journées dans un état proche de l’épuisement, mais le travail s’accomplissait comme jamais auparavant.
Personne n’étant exempté, je retirai les privilèges d’Odon et l’envoyai aux champs comme les autres. Le garçon en était venu à prendre au sérieux le rôle d’écuyer que Montbard lui avait donné par sympathie, mais le temps du jeu était révolu. Le jour où je lui ordonnai sèchement de cesser ses enfantillages pour se mettre à la tâche comme les autres, faute de quoi il serait fouetté, il retint avec difficulté ses larmes et s’en fut, la tête basse.
— N’as-tu donc plus aucune compassion ? me demanda Montbard d’un ton désapprobateur en le regardant s’éloigner. Les quelques deniers que te rapportera le travail de ce petit valent-ils de lui briser le cœur ?
— La place d’un serf est aux champs, rétorquai-je sèchement.
— Je croyais avoir fait un homme de toi, Gondemar, déclara Montbard, l’air sombre. Peut-être n’ai-je fabriqué qu’un tyran.
La nature humaine étant encline au moindre effort, je dus faire plusieurs exemples, ce que j’accomplissais sans hésitation aucune. J’ordonnai au charpentier de fabriquer un pilori que je fis installer bien en vue sur la place. Celui qui eut l’honneur douteux de l’inaugurer fut justement Odon, qui avait du mal à renoncer à son statut d’écuyer et que je surpris dans l’étable à affiler nos épées en cachette. Je l’y traînai moi-même et l’y laissai une journée entière, insensible à ses pleurs et à ses supplications. Plus jamais l’enfant n’osa s’approcher de moi, mais cela m’indifférait. Je mis encore au pilori plusieurs autres serfs particulièrement fainéants qui, en plus d’être privés d’eau et de nourriture, subirent les quolibets des villageois amusés.
Le rythme de travail fut significativement accru par mon traitement intransigeant. Les quelques rébarbatifs qui résistèrent malgré tout, je les fouettai moi-même. Je maniai bientôt le martinet avec la délicatesse d’un orfèvre, laissant sur le dos de mes victimes de douloureuses stries rouges sans pour autant fendre la peau, ce qui leur rappelait pour longtemps les vertus du travail sans les forcer à s’absenter de leur tâche ne fût-ce que pour une journée.
Afin d’éviter les fraudes comme celle que Papin avait perpétrée jadis, j’instaurai une mise en commun des fruits de la terre. Désormais, décrétai-je, toutes les récoltes appartiendraient en propre au seigneur de Rossal et il me reviendrait de déterminer la juste part de chacun. Je distribuai les revenus de façon à ce que tous puissent manger à leur faim et fournir le travail qui était attendu d’eux, mais en m’assurant qu’ils ne disposeraient pas des surplus qui engendrent inévitablement la paresse.
Je remis aussi en vigueur certaines pratiques ancestrales que Florent, le cœur trop sensible, avait laissées sombrer dans l’oubli. Ainsi, chaque année, au début du mois de mai, j’obligeai
Weitere Kostenlose Bücher