L'Héritage des Cathares
sous peu un homme trapu et solide. Un bon serf qui abattrait le travail attendu de lui. Depuis le jour où j’avais mis fin à ses prétentions d’écuyer, il ne m’avait jamais adressé la parole, ni même regardé.
— Et toi, Odon, sais-tu où est allée Pernelle ? lui demandai-je.
— Non, sire. Rien de plus que ce qu’on vous a dit, répondit-il, les yeux au sol.
Je m’en fus sans rien ajouter. Mon amie avait quitté ma vie depuis longtemps et pourtant, la seule idée qu’elle était partie me peinait plus que je ne l’aurais cru. Je chassai de mon mieux ce sentiment indigne du seigneur que j’étais. Après tout, elle n’était que la fille d’un serf, me raisonnai-je. Une fille avec laquelle j’avais échangé quelques moments de naïveté avant d’avoir l’âge de raison. Rien de plus.
Apprenant ce que je savais, Montbard insista pour que je l’autorise à se lancer à sa poursuite, mais je lui interdis de le faire. Un cheval était fort peu de choses et j’avais le sentiment confus de devoir à Pernelle cette chance qu’elle désirait de se diriger vers une nouvelle vie.
La seigneurie de Rossal fonctionnait donc comme une roue bien graissée autour de son essieu lorsque la catastrophe s’abattit sur elle. Et aussi sur moi. C’était en l’an 1208. J’avais vingt-trois ans. Mon père était maintenant un vieillard rabougri, perclus de douleurs et dépourvu de volonté. J’étais le maître incontesté de Rossal et tous me reconnaissaient comme tel. Ainsi que je me l’étais juré des années plus tôt, je m’étais accompli et j’avais mis le monde à ma main. Le prix que j’avais dû payer pour cela était le ressentiment blessé de ma mère et la froideur de Montbard, dont le regard réprobateur faisait maintenant partie de mon quotidien. Je me demandais parfois pourquoi il ne partait pas, tout simplement, s’il réprouvait à ce point mes méthodes et mon attitude. Mais je savais qu’il considérait ne pas avoir achevé sa tâche.
Les récoltes étaient engrangées et, grâce aux mesures que j’avais imposées, elles produisaient maintenant chaque année des surplus considérables. L’ironie de la situation m’apportait une grande satisfaction : celui dont la naissance avait prétendument apporté le malheur sur Rossal était celui-là même qui y avait ramené la prospérité.
Les réserves que j’accumulais depuis quelques années valaient maintenant une jolie fortune et devaient être converties en espèces sonnantes et trébuchantes. La foire la plus proche se trouvant à plusieurs jours de chevauchée, j’allais être absent deux semaines au moins. Montbard et moi quittions les terres avec une certaine sérénité, aucun brigand n’ayant osé les approcher depuis quelques années. Malgré cela, la veille de notre départ, toujours pénétré d’une saine appréhension, il insista pour conduire des manœuvres rigoureuses. Il désirait ainsi s’assurer que les villageois étaient prêts à faire face par eux-mêmes à toute situation. Les paysans, fatigués par des semaines de dur labeur, maugréèrent, mais n’avaient guère eu le choix. Bertrand de Montbard n’entendait pas à rire quand il était question de choses militaires.
Je pris la route en compagnie du templier et de trois jeunes villageois que j’avais choisis, car ils avaient démontré un talent particulier pour le maniement de l’épée. Notre petite troupe encadrait une dizaine de paysans conduisant des voitures chargées de blé et de froment, tirées par nos chevaux les plus vigoureux. Notre périple se déroula sans anicroches. La seule vue de notre convoi, encadré par cinq hommes lourdement armés, aurait dissuadé quiconque entretenait de mauvaises intentions à notre égard. La réputation que nous avions acquise, Montbard et moi, nous précédait souvent et constituait sans doute la meilleure des protections.
Nous atteignîmes notre destination en une semaine. Le bourg dans lequel se tenait la foire était une chose nouvelle pour moi qui n’avais jamais quitté les confins de ma petite seigneurie. Lorsque nous y pénétrâmes après nous être identifiés auprès des soldats qui gardaient la muraille imposante, j’eus l’impression d’entrer dans un autre monde.
L’endroit grouillait de monde et d’activité, et je trouvai oppressant l’entassement qui y régnait. Les maisons en bois à plusieurs étages étaient serrées les unes contre les autres. Leurs balcons
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