L'histoire secrète des dalaï-lamas
l’écriture. Nous sommes en 1702 et Rigdzin Tsangyang Gyatso a tout juste dix-neuf ans. Son premier amour l’a quitté mais, depuis, le dalaï-lama multiplie les aventures avec les courtisanes et serveuses des tavernes. C’est de retour dans ses appartements qu’il écrit de petites pièces de théâtre, déclamées les soirs de beuveries ci et là dans Lhassa, et des poèmes :
Son sourire brillait
Pour la foule de la taverne
Mais du coin des yeux
Elle ne parlait d’amour que pour moi [96] .
Ce matin de printemps, le souverain tibétain mange avec appétit une soupe de momos [*] – des raviolis de légumes et de mouton –, des fruits et des galettes. Il consacre ensuite presque tout l’après-midi à de joyeuses séances de tir à l’arc avec ses amis, sur un terrain situé derrière le Potala. De retour dans ses appartements, il lit la vie et l’œuvre de Drukpa Kunley, le fou tibétain, dont chacun ici connaît la légende... Kunley est au beau milieu de nulle part, occupé à faire vœu de compassion envers les êtres humains, quand il se réfugie dans une grotte pour dormir. Au milieu de la nuit, le feu s’est éteint et près du foyer un démon rôde. « — Qui es-tu donc pour te permettre de parler ainsi de compassion ? — Je m’appelle Drukpa... Drukpa Kunley. — Et qu’as-tu de si particulier ? — Hélas, répond le fou, je n’ai rien d’autre que ceci... » Silencieux et solennel, Kunley lui montre son pénis : il est dur comme l’acier. Le démon l’observe, l’étudie, se gausse : « — Quelle étrange chose ! Il a une tête comme un œuf, un tronc comme un poisson, une racine comme le groin d’un porc... » Quelque peu déstabilisé, le démon poursuit : « — À quoi sert cette chose ? — Cette chose, comme tu dis si bien, c’est mon Foudre de Sagesse Flamboyant. Et il me permet ceci... » Drukpa Kunley s’approche du démon et lui assène un coup de pénis à lui éclater les dents. Le démon s’enfuit en hurlant. Le lendemain, le voici qui revient à la rencontre du Tibétain. Tout est différent : ses mots, son attitude ne surprennent guère Kunley, qui sourit ironiquement lorsque le démon promet de se mettre au service de tous les bouddhas pour porter la compassion aux voyageurs qu’il rencontrera dans les montagnes. Une légende qui ne peut que plaire à un sixième dalaï-lama très porté sur la chose.
Ce soir-là, comme tous les soirs, le dalaï-lama troque sa robe monacale pour des habits civils de soie et de brocart. Quelques minutes plus tard, il pénètre dans une petite maison de Shol, à flanc de la Colline rouge, laquelle abrite une taverne à bière où il est connu sous le nom de Chelpo Dangzang Wangpo, le débauché.
Le souverain repère immédiatement le régent Sangyé Gyatso, devenu, au fil des semaines et des mois, son compagnon de débauches nocturnes. Cette nuit encore sera longue et il n’est pas rare alors de voir le dalaï-lama interpréter une de ses pièces de théâtre ou de parodier les Trois Refuges que sont le Bouddha, le Dharma et la sangha, c’est-à-dire l’Enseignant, l’enseigné et la communauté, avec un texte que l’on attribue à Drukpa Kunley :
Je prends refuge dans le pénis assagi du vieillard, desséché à la racine, renversé comme un arbre mort.
Je prends refuge dans le vagin flasque de la vieille femme, délabré, impénétrable, comme une éponge.
Je prends refuge dans le Foudre viril du jeune tigre, fièrement dressé, indifférent à la mort ;
Je prends refuge dans le Lotus de la jeune fille, la remplissant de vagues déferlantes de félicité, et la délivrant de toute honte et inhibition [97] ...
Coup de théâtre logique : cette année-là, Rigdzin Tsangyang Gyatso refuse sa pleine ordination et déclare vouloir rester laïc : c’est le premier et le dernier dalaï-lama à agir de la sorte.
Kangxi et le débauché
Maintenant que Galdan est mort et qu’avec lui a disparu l’idée d’un vaste empire mongol à la Gengis Khan, la Chine mandchoue de l’empereur Kangxi s’en trouve renforcée avec l’annexion du Turkestan oriental, des territoires conquis autrefois par Galdan, dont il va faire le Xianjiang, et avec l’instauration d’une sorte de protectorat sur la Mongolie intérieure, où il installe des garnisons mandchoues.
Reste à s’occuper du Tibet, repaire de brigands, et de sa capitale, Lhassa, qui vit toujours sous la coupe du régent
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