L'holocauste oublié, le massacre des tsiganes
pour l’hébergement de dix mille hommes (66) . Or les conditions générales de vie à Birkenau ne correspondaient en rien à ce qu’on aurait pu attendre d’un « camp familial ». Si l’on avait vraiment l’intention de garder les tsiganes uniquement pendant la durée de la guerre, toutes les conditions indispensables à la réalisation de ce plan faisaient défaut : il n’était même pas possible d’assurer aux enfants une nourriture tant soit peu convenable. Pendant un certain temps, je parvins, en invoquant de prétendus ordres d’Himmler, à obtenir pour eux quelque ravitaillement, mais il me devint bientôt impossible de recourir à ce moyen, le ministère du Ravitaillement ayant interdit toute attribution de vivres aux enfants internés dans des camps de concentration.
— En juillet 1942, lors d’une nouvelle visite d’Himmler, je lui fis faire un tour d’inspection détaillé dans le camp des tsiganes. Il put tout voir : les baraques remplies à éclater, les conditions sanitaires insuffisantes, l’infirmerie regorgeant de malades. Il put voir les enfants atteints de « noma », affreuse épidémie infantile qui me faisait penser aux lépreux de Palestine (67) . Il put voir ces petits corps décharnés, ces joues si creuses qu’elles devenaient translucides, le lent pourrissement de ces corps vivants.
— Il prit connaissance des statistiques de mortalité relativement faibles comparées à l’ensemble du camp, mais énormes par rapport au nombre des enfants. Je ne crois pas que parmi les nouveau-nés, beaucoup aient survécu au-delà de quelques semaines.
— Ayant pris ainsi une vue d’ensemble complète et précise de la situation, Himmler donna l’ordre de liquider tous les tsiganes, exception faite de ceux qui étaient encore capables de travailler. Ainsi faisait-on avec les juifs.
— Je lui fis remarquer que les détenus dont il s’agissait ne correspondaient pas exactement aux catégories qui avaient été prévues pour Auschwitz. Il prescrivit alors à la direction de la police criminelle du Reich de procéder, aussi rapidement que possible, à un ratissage méticuleux pour extraire de la masse des tsiganes internés ceux qui étaient encore bons pour le travail. Cela n’allait pas demander moins de deux ans. Les hommes reconnus aptes au travail furent transférés dans d’autres camps.
— Ces tsiganes étaient confiants comme des enfants. Pour autant que j’aie pu en juger, ils ne souffraient pas trop, dans l’ensemble, des conditions si pénibles de leur existence, abstraction faite des entraves opposées à leurs instincts nomades. Leurs mœurs, peu évoluées, leur permettaient de s’adapter à la promiscuité de l’habitat, aux mauvaises conditions d’hygiène et même à la nourriture insuffisante. Ils ne prenaient pas trop au tragique les maladies et la mort qui les guettaient à chaque pas. Ayant gardé leur nature enfantine, ils étaient inconséquents dans leurs pensées et dans leurs actes, et jouaient volontiers. Ils ne prenaient pas trop au sérieux le travail ; optimistes jusqu’au bout, ils cherchaient le bon côté des choses, même lorsqu’il s’agissait des occupations les plus pénibles.
— Je n’ai jamais remarqué chez eux de regards sombres ou haineux. Lorsqu’on venait dans leur camp, ils sortaient de leurs baraques, faisaient de la musique, encourageaient leurs enfants à danser et faisaient étalage de leurs dons de saltimbanques. Ils disposaient d’un grand jardin d’enfants garni de jouets les plus variés où leurs gosses pouvaient s’ébattre à leur aise. Lorsqu’on leur adressait la parole, ils répondaient en toute confiance et formulaient toutes sortes de bons vœux.
— J’avais toujours l’impression qu’ils n’étaient pas entièrement conscients de la situation dans laquelle ils se trouvaient.
— Il se jouait entre eux des luttes féroces. Les diverses tribus et clans se combattaient et dans leur acharnement se manifestait le sang fougueux de leur race.
— À l’intérieur de leur clan ils étaient très unis et très attachés les uns aux autres. Au moment où l’on sélectionna les hommes capables de travailler, la séparation provoqua des scènes émouvantes, beaucoup de chagrin et de larmes. Mais on les rassura et on les consola, en leur promettant qu’ils se retrouveraient tous plus tard.
— Pendant un certain temps, les hommes capables de travailler furent employés à Auschwitz
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