L'homme au ventre de plomb
ancien dragon. Nicolas remarque son regard
trouble, comme si une membrane gris-bleu avait recouvert les yeux. Il
avait observé le même phénomène chez son
tuteur, le chanoine Le Floch, dans les dernières armées
de sa vie.
Le majordome
s'essuya le front d'une main malhabile, aux doigts déformée.
Le jeune homme le conduisit vers le cadavre tout en interceptant la
vue de son corps, puis il s'effaça.
– Reconnaissez-vous
M. de Ruissec ?
Picard plongea la
main dans la poche droite de sa veste et après en avoir tiré
un mouchoir taché par les prises de tabac, il en sortit une
paire de besicles. Après les avoir chaussés, il se
pencha vers le corps et eut aussitôt un mouvement de recul
suivi d'un haut-le-cœur.
– Que Dieu
me pardonne, monsieur, j'en ai pourtant beaucoup vu, mais ce visage,
ce visage... Qu'a-t-on fait à M. Lionel ?
Nicolas nota la
dénomination affectueuse. Il ne répondit pas, laissant
venir le vieil homme.
– Même
à la veille de la bataille d'Antibes en 47, quand nos
sentinelles ont été enlevées et torturées
par un parti de Croates, je n'ai rencontré visage aussi
convulsé. Le pauvre petit !
– Il s'agit
donc bien du vicomte de Ruissec ? Vous reconnaissez ce corps comme
étant le sien ? Sans aucun doute ?
– Hélas,
monsieur, qui le pourrait mieux reconnaître que moi ?
Nicolas dirigea
avec douceur le vieux serviteur vers un fauteuil.
– Je
souhaiterais revenir avec vous sur les événements de la
soirée. J'ai relevé que vous aviez renouvelé le
bois dans la chambre de votre maître. Ce geste signifiait-il
que M. de Ruissec devait rentrer le soir même à son
hôtel ? Vous vous êtes exprimé de telle manière
qu'il semblait clairement que vous l'attendiez.
– Pour sûr
que j'espérais qu'il rentrerait ce soir ! Ce ne sont plus des
sorties, à l'âge du général ! Lui et
Madame étaient partis hier pour Versailles, afin de pouvoir
accompagner aujourd'hui la fille du roi à l'Opéra.
Lorsqu'ils s'y rendent, ils couchent dans une mansarde humide, trop
chaude l'été, trop froide l'hiver, Madame s'en
plaignait toujours. Monsieur ne disait rien, mais les douleurs de ses
vieilles blessures se réveillaient chaque fois qu'il devait
découcher au palais. A son retour, je devais le bouchonner
avec un vieux schnaps comme un cheval de réforme.
– Ainsi vous
n'étiez pas certain de les voir rentrer ce soir ?
– La
princesse avait accoutumé de leur rendre leur liberté
pour leur permettre de rejoindre leur hôtel. Elle avait sa
suite pour revenir à Versailles. J'espérais donc qu'il
en serait ainsi. Mais Monsieur n'aimait pas rompre de la sorte avec
les obligations de son service.
Voilà un
premier point d'acquis, songeait Nicolas tout en constatant que cela
ne supprimait pas l'incertitude sur l'éventualité du
retour du couple Ruissec au logis.
– Votre vue
n'est point bonne ? Demanda-t-il.
Picard le regarda,
interdit.
– Je vous ai
entendu dire que vous lisiez votre livre d'heures. Avec ces mêmes
lunettes ?
– Oh ! je
vois, mais je fatigue beaucoup. Trop de marches au soleil... Moi qui
cassais une bouteille à dix toises avec mon pistolet, je ne
vois plus à trois pouces, et de plus en plus trouble.
Nicolas reprit :
– Quand le
vicomte est arrivé, les avez-vous ôtées ?
– Je n'ai
guère eu le temps d'ôter rien du tout. Et si je l'avais
fait, j'aurais vu encore plus mal. Il est d'ailleurs passé
comme une mitraille et a monté l'escalier quatre Ã
quatre.
Il retira ses
lunettes.
- A vrai dire,
monsieur, je ne les mets que pour lire mon livre d'heures et les Commentaires de M. de Monluc que M. le comte m'a donnés.
Ce maréchal fut un vrai brave...
Nicolas, qui
craignait par-dessus tout les divagations des témoins,
l'interrompit.
– Était-ce
dans ses habitudes de ne pas vous parler en rentrant au logis ?
– Point du
tout, monsieur. Toujours amène et le mot gentil, toujours Ã
prendre des nouvelles du vieux bougre et de ses blessures. Pour sûr
que, depuis quelques mois, il me semblait un peu entravé.
– Entravé
?
– Oui, gêné
aux entournures, tout enchifrené de soucis, avec un pauvre
sourire contraint. Je m'étais même dit :
Weitere Kostenlose Bücher