L'homme au ventre de plomb
la
bouche.
M. de Sartine
arracha son foulard, découvrant sa chevelure clairsemée
où de nombreux fils blancs apparaissaient déjà .
– Fi !
monsieur, quelle horreur ! Évidemment, cela change tout. Je
vous crois sur parole, il y a désormais certitude.
Il se leva et
traversa son bureau de long en large. Au bout d'un instant, il cessa
sa déambulation maniaque et revint s'asseoir.
– Oui,
certitude : la fraude est prouvée. Ruissec a désormais
vu le corps de son fils et il ne peut se méprendre. Cette
expression du visage me transit encore ! Ainsi, pas de suicide...
Mais la comtesse ? Vous n'allez pas me dire...
– Je suis
derechef au désespoir, monsieur. Les constatations faites par
moi-même, le commissaire du quartier, M. de Beurquigny, que
vous connaissez, et un médecin sont toutes concordantes. Elles
écartent la thèse de l'accident et concluent que la
malheureuse a eu la nuque brisée avant d'être précipitée
dans le puits des morts de l'église des Carmes.
– Vraiment,
cela me dépasse, rien ne pouvait m'être plus
désagréable. Est-il possible de déterminer un
lien entre les deux crimes ?
– Dans
l'état de l'enquête, impossible à dire.
Cependant, un détail est troublant.
Nicolas conta
rapidement l'histoire du billet de la Comédie-Italienne et les
investigations qui avaient suivi.
– Ce qui
signifie, monsieur, que vous me demandez licence de continuer votre
enquête ?
Le jeune homme
acquiesça.
– Je vous
demande de m'autoriser à poursuivre la vérité.
– C'est une
garce qui vous glisse entre les doigts, votre vérité !
Et quand on la tient, elle vous brûle. Et puis, Nicolas,
comment puis-je vous autoriser à poursuivre une enquête
alors que le ministre a décrété qu'il n'y avait
pas de crime ?
Nicolas nota
l'usage retrouvé de son prénom.
– Il
faudrait donc fermer les yeux ? Laisser le crime impuni et...
– Allons, ne
faites pas l'enfant en me faisant dire ce que je ne dis pas. Nul plus
que moi n'est soucieux de démêler le vrai du faux. Mais
si vous persistez à mener cette enquête, ce sera Ã
vos risques et périls. Mon soutien cessera dès que
s'exerceront des influences plus efficientes que les miennes. Je
conçois que vous ne songiez point à abandonner la
traque et, si je vous parle ainsi, c'est que je me soucie de votre
sécurité.
– Monsieur,
vos paroles me touchent, mais comprenez que je ne peux renoncer.
– Autre
chose. Soyez exact à votre rendez-vous avec Mme de Pompadour.
Il consulta la
pendule de la cheminée d'un coup d'œil. Nicolas ne dit
rien.
– M. de La
Borde m'en a informé, reprit Sartine. Ne perdez pas cette
amitié précieuse et désintéressée.
Il marqua une
pause et reprit un ton plus bas, comme s'il se parlait Ã
lui-même.
– Il arrive
quelquefois qu'une femme cache à un homme toute la passion
qu'elle sent pour lui, pendant que de son côté il feint
pour elle toute celle qu'il ne sent pas. Oui, soyons exact et
déférent.
– Monsieur,
je vous rendrai compte...
– Cela va
sans dire, monsieur le commissaire.
Nicolas se mordit
les lèvres, il aurait mieux fait de se taire.
– Et M. de
Noblecourt, que dit-il de tout cela ?
Nicolas nota que
son chef apparemment, trouvait tout naturel qu'il mît l'ancien
procureur au courant d'une enquête en cours.
– Il
s'exprime par apophtegmes. Selon lui, ce n'est pas grand-chose d'être
honoré puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable, et
il me conseille de considérer avec attention le passé
des protagonistes. Lui aussi, me presse de prendre garde.
– Je vois
que notre ami n'a rien perdu de sa sagacité. Le dernier
conseil est bon et les autres ne manquent pas de pertinence. A
bientôt, monsieur, une voiture vous attend. N'oubliez pas
l'affaire du ministre de Bavière. Qu'on retrouve au plus vite
ce foutu cocher !
Nicolas s'inclina
et hésita à développer son hypothèse sur
l'incident du pont de Sèvres ; il serait toujours temps. Il
était déjà à la porte quand il entendit Ã
nouveau la voix du lieutenant général de police.
– Pas
d'imprudences, Nicolas. N'écartez pas Bourdeau. On tient Ã
vous.
Sur cette bonne
parole, Nicolas se
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