L'homme au ventre de plomb
à l'oreille :
– Mme de
Pompadour souhaite vous voir demain en son château de Choisy.
Vous serez attendu à trois heures de l'après-midi.
Bonne chance, mon ami.
C'est sous le coup
de cette étonnante nouvelle que Nicolas acheva sa journée.
Chapitre VI
Les deux maisons
« Quand
une fois l'imagination est en train,
malheur à l'esprit
qu'elle gouverne. »
Marivaux
Vendredi 26
octobre 1761
Nicolas quitta de
bon matin la rue Montmartre. La soirée avec ses amis avait
apaisé ses scrupules. Mlle Bichelière s'était
servie de lui soit pour satisfaire un caprice passager, soit pour se
concilier une autorité de police. Il se persuada que son
abandon, succédant à d'autres, l'absolvait en quelque
sorte de l'impulsion à laquelle il avait si étourdiment
cédé. Il s'avoua y avoir pris quelque plaisir et
imagina le ricanement de Semacgus.
Mais Nicolas avait
maintenant d'autres préoccupations. Il ne pouvait pas différer
plus longtemps une rencontre avec M. de Sartine, et il appréhendait
ce que son chef lui dirait. Ferait-il la part du feu en couvrant son
adjoint, ou prendrait-il ses distances comme il savait le faire Ã
l'occasion ? Dans ce cas, cette distance équivaudrait-elle Ã
une interdiction de poursuivre l'enquête ? Cette possibilité
agitait Nicolas.
Son deuxième
souci était la convocation de la favorite en son château
de Choisy. La chose lui paraissait incroyable. Que pouvait-elle avoir
à lui demander ou à lui ordonner ? Certes, il lui avait
rendu naguère un service signalé, mais pourquoi
s'adresser à lui, modeste maillon policier et non Ã
Sartine directement ? Ce dernier était-il au courant de cette
convocation ? Si oui, qu'en pensait-il ?
Le lieu du
rendez-vous offrait un début de réponse. La marquise
disposait de nombreux endroits où le rencontrer : ses
appartements à Versailles, son hôtel dans la ville
royale, l'hôtel d'Evreux à Paris, le château de
Bellevue... Choisy paraissait le plus propice à une rencontre
discrète, par son relatif éloignement et par
l'importance du château et de sa domesticité qui
justifiait des allées et venues multiples. Le fait que le
message lui était transmis par La Borde, homme de confiance du
roi, le rassurait un peu. Sans doute, le souverain était au
courant de tout.
M. de Sartine ne
lui parut ni de mauvaise ni de bonne humeur. Coiffé d'un tissu
de madras moiré, il était occupé à écrire
quand Nicolas entra furtivement après avoir gratté Ã
l'huis. Un valet desservait un guéridon. Le lieutenant général
leva un Å“il circonspect sur son visiteur.
– Un
Tamerlan, un Attila, un Gengis Khan, voilà , monsieur, ce que
vous êtes! lança-t-il. Là où vous
paraissez, c'est la vie qui disparaît, les morts s'accumulent,
les familles dépérissent, et les mères succèdent
aux fils dans la barque de Charon. Expliquez-moi ce phénomène
en un mot.
Le ton enjoué
contredisait la force du propos. Nicolas respira et répondit
sur le même ton :
– J'en suis
au désespoir, monsieur.
– J'en suis
bien aise, bien aise ! Bien aise aussi d'avoir à expliquer Ã
M. de Saint-Florentin les désordres de notre bonne ville.
Comment on enlève le corps d'un malheureux suicidé, que
dis-je, d'une victime d'un accident, contre la volonté. de son
père pour le livrer à des médicastres et au...
passons, qui assouvissent leur macabre dilection en pataugeant dans
ses entrailles. Est-ce tolérable, monsieur ? Est-ce explicable
? Est-ce plaidable ? Quelle figure pensez-vous que je puisse faire ?
Un lieutenant aux gardes françaises, fils d'un gentilhomme de
Madame Adélaïde... Comme je l'avais prévu, le père
est monté à l'assaut et le ministre n'a pas résisté
à la tempête. Plût au ciel ou au diable que vous
ne l'ayez pas ouvert !
– C'était
inutile.
– Comment
cela, inutile ? Tout ce carrousel pour rien ?
– Que non
pas, monsieur. Nos médicastres ont eu le loisir de tout
examiner et de tirer des conclusions.
– Ah !
Vraiment ! Eh bien, monsieur le dépeceur, qu'en est-il ? Je
suis curieux d'ouïr cela...
– Il en est,
monsieur, que le vicomte de Ruissec est mort assassiné. Du
plomb fondu lui a été versé de force dans
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