L'homme au ventre de plomb
permanente de voir se répéter
une nouvelle affaire Damiens. La favorite n'oubliait pas qu'elle
avait failli être écartée et exilée tant
que la santé du roi était demeurée incertaine,
et aussi longtemps que le dauphin et les dévots de la famille
avaient réussi à l'empêcher de revoir le roi.
Quant au peuple, la marquise lui apparaissait comme l'une des trois
calamités du royaume, avec la disette et la guerre. La rue se
déchaînait en outrages et en menaces de mort.
Nicolas, qui avait
une fois approché la marquise, l'avait jugée simple et
bienveillante. M. de La Borde, qui la voyait tous les jours,
partageait ce sentiment et, selon lui, la bonne dame ne gaspillait ni
thésaurisait, et ses dépenses, bien que considérables,
trouvaient un usage intelligent au profit des arts. Il est vrai que
sa pension et ses revenus n'étaient pas proportionnés
aux besoins de sa maison et à cette vocation de mécène.
On rapportait qu'elle avait obtenu du roi l'autorisation de disposer
à son gré de bons sur le trésor sans avoir Ã
rendre compte de leur utilisation. Et elle possédait de
nombreux domaines, depuis le lointain Menars jusqu'au proche
Bellevue, à mi-chemin de Paris et de Versailles, bâti en
terrasses au-dessus du pont de Sèvres. Mme de Pompadour aimait
les positions dominantes.
La voiture suivait
le fleuve. Le paysage offrait un ensemble plaisant de guinguettes, de
petites fermes où se pressait le bétail que les
nourrisseurs engraissaient pour la consommation de la capitale,
vendant le fumier comme engrais aux jardiniers et maraîchers
des alentours. Des vergers et des serres s'échelonnaient sur
de longues parcelles de chaque côté de la route. Ces
impressions champêtres le mirent de bonne humeur. Sa méditation
lui avait procuré les éléments et informations
nécessaires à un entretien dont il ignorait les raisons
mais qui revêtait, de toute évidence, un caractère
extraordinaire des choses. Que M. de Sartine, toujours si prodigue de
conseils, n'ait fait aucun commentaire, en disait long sur sa
perplexité.
A l'entrée
de Choisy, Nicolas fit arrêter sa voiture devant une petite
guinguette pimpante dont la façade, couverte de vigne et qui
portait encore les grappes desséchées de la dernière
vendange, le séduisit. Dans une salle chaulée, il se
fit servir un pot de vin nouveau, dans lequel des copeaux de bois
avaient permis d'éclaircir le jus du raisin fraîchement
pressé. Il fit couper quelques tranches d'un jambon qui
pendait dans la cheminée et le tout fut accompagné de
pain frais. Le breuvage le surprit agréablement. Il
s'attendait à l'habituelle piquette, mais le vin, d'un rouge
pivoine transparent, surprenait par sa fraîcheur et son arôme
de groseille un rien sauvage. Il finit par conclure, en riant de
l'incongruité de l'image, que la meilleure comparaison était
celle avec une groseille écrasée sur une fourrure de
putois. Cette odeur de petit fauve lui demeurait en mémoire
depuis son enfance : le marquis de Ranreuil portait un col de cette
fourrure sur l'un de ses manteaux, dont rien n'avait pu ôter
l'odeur. Ceux des chiens qui n'en avaient pas l'habitude aboyaient Ã
ses basques.
L'attention de
Nicolas fut soudain attirée par un jeune homme, en uniforme
des gardes du corps, qui, assis à une autre table,
l'observait, et qui se détourna sous son regard. Nicolas
s'étonna de cette présence sans s'y attacher ; le roi
n'était pas à Choisy, mais après tout, ce qui
est utile au souverain pouvait l'être également Ã
sa favorite.
A la demie de deux
heures, il se remit en route et gagna au pas le château.
L'équipage parvint en vue d'une grille magnifique qui ouvrait
sur une immense allée à double rangée d'arbres.
Il remarqua plusieurs pattes-d'oie percées sur la campagne
environnante. Le bâtiment se dressa bientôt avec ses deux
ailes décorées de frontons. A gauche, un vaste bâtiment
servait de communs et d'écuries. Nicolas se fit déposer
au centre de l'édifice devant le grand degré, où
un homme, la canne à la main, paraissait attendre, et qui le
salua avec cérémonie.
– J'ai, sans
doute, l'honneur de parler à M. Nicolas Le Floch ?
– Votre
serviteur, monsieur
– Je suis
l'intendant du château Ma
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