L'honneur de Sartine
venir à vous la vérité. C’est un limaçon qui ne montre ses cornes que tranquille ou affamé.
– Affamé, je le suis, gronda Bourdeau, au-delà de toute mesure.
Catherine découpait la poularde d’où s’exhalait un appétissant fumet de truffes.
– Ah ! dit Noblecourt. Je vais profiter de l’absence de la Faculté.
Il tendit son assiette.
– Comment ! Point du tout. Je n’aurai pas le remords d’une crise que la richesse de mon plat déclencherait. Pour vous, une tranche du talon, croustilleuse, fine et sans farce. Cela suffira à vous donner l’idée de la chose.
– Voyez comme on me traite ! Je vais être contraint d’aller mendier une soupe au regrattier.
– Plus tendre que tendre ! Ce moelleux ! Et ces crêtes ! Saisies juste à point ! soupirait Bourdeau s’empiffrant.
– Le maréchal de Richelieu vous adresse ses bons sentiments.
Noblecourt se haussa et, toisant la compagnie, s’adressa à Nicolas.
– Voyez, messieurs, notre ami Nicolas. Il croit que je ne lis pas dans ses pensées. Quand je parle du duc il m’estime, si, si, ne vous en défaussez pas, saisi d’une crise de vanité que la fréquentation d’un grand susciterait chez moi. Et, en général, j’ajoute pour le mieux confirmer dans ses certitudes et, messieurs, du ton le plus dévotieux possible, l’un des quarante de l’Académie française .
Ils riaient tous à gorge déployée de cette facétieuse sortie, hormis Nicolas un peu confus.
– On ne saurait résister à votre perspicacité non moins qu’à votre mauvaise foi, subtil disciple du
président de Saujac. Car, messieurs, certains propos de notre ami et la répétition de la montre de cette relation révoquent la sincérité de sa présente sortie.
– Ne vous ai-je point dit, garnement, gronda Noblecourt s’étranglant de rire, que je n’étais pas dupe des raisons de cette amitié-là ? Car il vous faut comprendre une chose. M. le duc de Richelieu appartient à notre haute noblesse, mais par raccroc !
– Par raccroc ?
– Pardi ! Il descend d’un M. Vignerot qui a eu l’honneur de marier une sœur du cardinal, celui-là la fierté de la famille et à l’origine de sa prodigieuse ascension. Aussi est-il est d’autant plus grand seigneur qu’il ne l’est pas ! Il n’est que toléré chez les ducs et pairs ! D’où par ailleurs sa morgue et sa volonté ancrée de ne point déroger.
Nicolas, qui avait entendu vingt fois son père rapporter qu’un baron de Ranreuil avait combattu en 1242 à la droite de Saint Louis à la bataille de Taillebourg, eut un mouvement d’orgueil, dont il s’accusa aussitôt.
– Avec moi, il n’a point à user de ces pinceuses-là et nous causons, sans qu’il s’en rende compte vraiment, de Vignerot à Noblecourt ! Qui est dupe selon vous ?
– Ainsi, conclut Nicolas levant son verre, c’est le plein qui est vide.
Lundi 12 juin 1780
Après avoir salué Naganda, désormais dans l’urgente obligation de parfaire ses connaissances en
cartographie, Nicolas gagna le Grand Châtelet. Il y trouva Bourdeau causant avec Rabouine, mal rasé et la mine have, mais dont les yeux brillaient d’excitation.
– Ah, t’avons-nous attendu ! J’espère que tu nous rapportes de quoi nous mettre sous la dent ?
– Tu seras satisfait, car je pense que j’ai ramené un coupable.
– Il serait temps ! Je t’écoute.
– Sur ton ordre, je suis parti à la poursuite du cortège funèbre de M. de Chamberlin. Après plusieurs aventures de route que je te passe, j’ai rallié Sézanne où la famille et leurs gens venaient d’arriver.
– Et sur place, comment as-tu procédé ?
– En ne faisant rien, justement. J’ai musé, flairé, regardé, écouté. J’ai avancé pas à pas dans les bonnes grâces du domestique.
– Et parmi eux, quelque accorte suivante ?
Rabouine prit un air innocent.
– Comment l’as-tu deviné ?
– Je te connais trop bien. Mais poursuis sinon nous n’arriverons pas au port.
– Elle me vint visiter dans l’auberge où je créchais et dès le premier coup… de matines, elle se mit à jaser. Oh ! me dit-elle, c’est une drôle de famille. Il ne fallait pas être grand sorcier pour le comprendre. Chacun mène sa vie de son côté. Monsieur ne fréquente pas la chambre de madame qui, elle… mais, là, elle a refusé de m’en dire davantage, j’ai dû lui chanter toute ma collection de rapsodies et, ce faisant, je l’ai acculée
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