L'honneur de Sartine
une quête vaine au bout de laquelle il perdrait sur les deux tableaux, celui du présent et celui du souvenir.
– Dites-moi, Nicolas, la ville bruisse des projets de M. Necker. Il voudrait vendre certains édifices publics pour renflouer les caisses du Trésor. On prétend que la prison du Fort-l’Évêque disparaîtrait et que le capital qui en proviendrait suffirait à la nouvelle dépense en vue d’agrandir l’Hôtel-Dieu ?
– Ah ! Le fermier général entendrait-il investir ? Je crois la chose bien engagée pour cette prison. Des frelons bourdonnent autour.
– Vous avez raison, certains pions iront à dame et y feront leurs mains, mais pas moi. Et quid du Grand Châtelet ?
– Je puis vous assurer qu’il subsistera, mais destiné aux seuls prisonniers en matière criminelle. On envisage aussi de supprimer les cachots souterrains qui valent leur pesant d’arsenic et d’arranger l’intérieur. Sa Majesté a donné des instructions en ce sens. C’est un souci d’humanité que je partage et qui honore M. Necker.
– Oh ! s’écria Naganda, de la neige en couleur.
Awa apportait des coupes emplies d’une crème colorée.
– C’est la surprise que je vous avais promise…
– Il est expert en ce domaine, dit Nicolas. Je me souviens d’une monstrueuse omelette soufflée qu’il nous confectionna sur le chemin de Vienne, un soir en Champagne.
– Rabouine en reprit quatre fois. Il est vrai que j’avais usé deux douzaines d’œufs, force sucre et un flacon de rhum ! Aujourd’hui, je vous ferai déguster
un sorbet de griottes de mon jardin dans lequel j’ai mêlé un peu de ratafia de cerises afin d’en relever le goût.
– Mais de la neige à Paris, en été ? Par quel miracle ?
– Sachez qu’en profondeur d’un tertre de mon jardin, j’ai fait creuser une fosse étanche bien tapissée de bois avec une rigole pour écouler les eaux. En hiver, j’y recueille la neige et la glace. Je couvre de planchettes et d’épaisseurs de paille et dispose ainsi, toute l’année, du moyen nécessaire. Quant à mon sorbet, la crème est placée dans un pot de fer-blanc, lui-même plongé dans son frère plus grand, empli d’eau, de glace et de sel. Il suffit alors de tourner régulièrement pour obtenir cette douceur.
– À propos de vente, avez-vous vu, demanda Bourdeau qui croquait déjà un macaron, ces annonces qui couvrent nos murs ? L’une d’elles est particulièrement plaisante. Écoutez…
Il sortit de sa poche un petit papier couvert de mine de plomb.
– … Un grand et bel appartement à vendre avec une très grande entrée, fort fréquentée sur le devant et une porte bâtarde sur le derrière, qui l’est presque autant. S’adresser à Mlle Rosalie, dite Le Vasseur, à toute heure du jour en la maison rue Trousse-Vaches, qui le fera voir avec la plus grande facilité, excepté depuis six heures du soir jusqu’à huit, qu’elle travaille aux Tuileries.
Ils s’esclaffèrent. Il fallut dévoiler au Micmac tout le plaisant de la chose.
– Quelle insolence ! dit La Borde. Pour les non-initiés, la Rosalie en question se trouve être la maîtresse du comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur
de l’Empereur et de la reine de Hongrie. Il n’en posséderait point l’exclusivité…
– Chez vous, dit Naganda, les absents sont tués à coups de langue.
– Un mot de bon sens, dit Noblecourt, vaut un siècle de raison. Voilà une parole de sagesse dont nous devrions nous inspirer. On ne refait pas les Français et, sans toujours y penser à mal, le persiflage est devenu trop souvent le fond et le sel de nos conversations.
La soirée se poursuivait ; Naganda évoqua longuement la guerre contre les habits rouges. Désormais les siens la menaient aux côtés des colons américains, les mêmes qui, naguère, Benjamin Franklin à leur tête, les avaient massacrés. La fidélité des Algonquins au roi de France demeurait inaltérée, même si l’espérance d’un retour des lys en Nouvelle-France leur paraissait illusoire. À la demie de onze heures, Nicolas, prétextant le respect du sommeil de M. de Noblecourt que la meilleure chambre de la maison attendait, donna le signal du départ. Ce fut en vain que l’intéressé protesta. M. de La Borde repartit dans sa voiture, les policiers et Naganda dans la leur. Ils prirent par le pont de Sèvres, évitèrent la ville par la route de la Révolte et rejoignirent les Porcherons. Ils s’arrêtèrent un peu
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