L'Impératrice indomptée
avec celui des documents concernant la mobilisation et la guerre, il comportait des inscriptions à l’encre rouge et à l’encre noire. De tous les attributs du Don Juan, Rodolphe ne possédait guère que l’aptitude à oublier ses conquêtes d’un soir.
Entre alors en scène Marie Vetsera, âgée de dix-sept ans. C’est au « Bal des Polonais », pendant le carnaval de 1887, qu’il aurait fait sa connaissance. Depuis la mort de son père, fonctionnaire noble d’origine bohémienne, la jeune fille, dont la beauté méridionale – c’est une brune aux yeux bleus – attire partout les regards, habite la capitale avec sa mère et sa soeur. La mère, une Grecque, issue d’une riche famille de grands commerçants, possède, grâce à ses frères et ses beaux-frères, de nombreuses relations dans l’aristocratie viennoise. Les quatre frères Baltazzi doivent leur carrière sociale au sport hippique (l’écurie d’Alexandre et d’Aristide Baltazzi a gagné le Derby en 1876 et Hector, le mari de la comtesse Ugarte, est célèbre comme jockey amateur). Marie connaît le prince héritier pour l’avoir vu aux courses, elle l’aperçoit souvent au Prater à l’heure des promenades en voiture, à l’Opéra ou au bal. Comme tant de jeunes filles de son âge, aristocrates aussi bien que bourgeoises, elle est amoureuse de lui. C’est la comtesse Marie Larisch, nièce de l’impératrice, qui présente l’un à l’autre les deux jeunes gens.
C’est un roman que Rodolphe vit à ce moment, avec des promenades secrètes au Prater et des rendez-vous clandestins, avec des rencontres muettes à l’Opéra et sur la Freudenau, le champ de courses des Viennois. Peu de villes offrent aux petits drames du coeur un aussi ravissant décor que Vienne ; Rodaun et le « Rote Stadl », enfoui solitaire dans la forêt, les petites stations estivales qui bordent la ligne du Sud et les minuscules auberges nichées entre les vignobles et la verdure des bois sont des jardins d’amour pleins de secrets enchantements.
Cependant, si Marie Vetsera n’est pas la pure héroïne de la légende, il apparaît, selon le comte Lonyay, qu’elle n’en a pas moins voué à Rodolphe une passion violente et maladive, où l’amour le cédait à la fascination exercée par un prince de vingt-neuf ans, porteur de l’un des plus vieux noms du monde et destiné à régner. La baronne Vetsera tirait vanité de la liaison de sa fille. Elle espérait que l’archiduc ferait faire à celle-ci un beau mariage. Marie, quoiqu’elle se conduisît comme une coquette ambitieuse, était plus sensible encore au caractère romantique de son aventure. Elle ne craignait pas le scandale. Un soir, à l’Opéra, elle alla jusqu’à narguer sans vergogne l’archiduchesse Stéphanie.
En fait, celle que Rodolphe aime ce n’est pas Marie Vetsera : c’est une morte. Il l’a rencontrée à vingt ans, au cours d’une visite du ghetto de Prague. La jeune fille est très belle. Ils ne s’adressent pas la parole, ils se contentent de se regarder. Ce regard suffit à inspirer à l’inconnue une passion violente pour l’archiduc. Pour l’en guérir, ses parents l’éloignèrent de Prague. Elle y revient en cachette et passe des heures sous la fenêtre du prince dans l’espoir de le revoir. La température est rigoureuse, la jeune fille est fragile. Elle meurt des suites d’un refroidissement contracté au cours de cette attente. Rodolphe n’apprend sa disparition que plusieurs mois après l’événement. Il a toujours redouté de n’être pas aimé pour lui-même. L’idée qu’une femme jeune et belle soit morte d’amour pour lui l’émeut au plus haut point. Il lui voue une sorte d’amour morbide qui le fait se glisser, la nuit, dans le cimetière juif, pour fleurir sa tombe. Ce qui le frappe, huit ans plus tard, c’est la ressemblance de Marie Vetsera avec la jeune fille du ghetto de Prague. Le jour même où il la rencontre, il donne de nouveau l’ordre de fleurir la tombe, au cimetière juif. Et c’est sans doute alors que naît en lui l’étrange idée d’exiger de Marie la preuve d’amour que la belle inconnue lui avait spontanément offerte.
Sa maîtresse en titre est alors Mizzi Kaspar. S’il avait aimé Marie, aurait-il montré à ses compagnes de plaisir l’étui à cigarettes en or qu’elle lui avait donné en souvenir de leur premier rendez-vous ? La nuit même qui précéda celle du drame, ce n’est pas avec Marie
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