L’impératrice lève le masque
réseau de distribution, lui expliqua-t-il. Nous voulons étendre le gaz de l’autre côté du Grand Canal.
— Qu’entendez-vous par « nous » ?
— L’Imperial Continental Gas Association. Je suis le directeur de la succursale de Vienne.
— Vous voulez parler de la société anglaise qui a construit le gazomètre près de San Francesco della Vigna et installé l’éclairage sur la place Saint-Marc ?
— Oui, et qui éclaire Vienne depuis vingt ans, ainsi qu’une bonne douzaine d’autres villes européennes, ajouta le directeur avec fierté.
— Et pourquoi a-t-on besoin de gaz de l’autre côté du Grand Canal ? continua de se renseigner Tron.
— Pour l’éclairage public !
— Les Vénitiens sont très contents de ce qu’ils ont !
— De leurs quinquets posés devant des madones au coin des rues ?
L’étranger eut un air scandalisé.
— Cela leur suffit, maintint le commissaire.
— Et le progrès alors ?
Il fallut un moment à Tron pour comprendre que la question était tout à fait sérieuse. Un fou, conclut-il, mais néanmoins sympathique. Il s’était quand même recueilli devant la tombe de son ancêtre !
— Il y a un siècle, objecta le commissaire d’un ton plus cinglant que prévu, Venise était encore une cité florissante. Or il n’y avait pas de bateaux à vapeur, de voies ferrées, de télégraphes ou de lumière au gaz.
Puis il se radoucit :
— Vous logez sans doute au Danieli et appréciez chaque jour l’éclairage que votre société a installé ?
— Non, je loge au palais Da Mosto.
— Je pensais qu’il était vide ! laissa échapper Tron.
— En tout cas, pas pour le moment, remarqua l’autre.
Puis il lui tendit soudain la main :
— Haslinger, de Vienne.
Le commissaire la lui serra :
— Tron.
L’étranger fixa la statue de Nicolo Tron, puis le commissaire, puis à nouveau le doge.
— Est-ce l’un de vos… ?
Le descendant fit oui de la tête. Le Viennois ouvrit alors lentement la bouche avant de la refermer.
— Vous êtes donc…
Son interlocuteur ne put s’empêcher de sourire.
— Alvise Tron.
— Le commissaire Tron ? Je sais très bien qui vous êtes ! Nous avons parlé de vous hier soir, Spaur et moi.
Cette fois, ce fut au tour du Vénitien d’être surpris.
— M. Haslinger ? Vous êtes le neveu de Spaur ? Vous vous trouviez à bord de l’ Archiduc Sigmund ?
Il hocha la tête.
— Oui, c’est moi.
— Vous savez donc ce qui s’est passé ?
— Bien entendu ! Nous en avons parlé un long moment. Mais je n’ai rien pu dire à ce sujet. J’ai…
— Dormi d’un trait. Je sais. À cause du laudanum.
— Oui, c’est regrettable.
Son visage prit une expression songeuse.
— Un attentat contre l’impératrice. Quel peut bien en être l’objectif ? Et qui se cache là derrière ? Vous pensez que cela est en rapport avec la tournée de Garibaldi ?
Le commissaire secoua la tête.
— Ce n’est pas son style.
— C’est le style de qui, alors ?
— Demandez cela à l’officier chargé de l’enquête.
— À qui ?
— Au colonel Pergen, compléta Tron.
Haslinger le regardait avec attention.
— Mon oncle dit que vous ne croyez pas à la culpabilité de Pellico.
— Disons que j’aurais préféré un procès en bonne et due forme. Plutôt qu’un suicide sans véritable aveu.
— Allez-vous poursuivre vos investigations ?
Ils se tenaient toujours devant le tombeau de Nicolo Tron et le descendant de celui-ci se demandait ce que son ancêtre, qui devait être quelqu’un d’intelligent, aurait répondu à une telle question.
— Je ne sais pas, finit-il par déclarer.
Haslinger sourit. Pendant une ou deux minutes, ils se turent l’un et l’autre. Puis le Viennois demanda sans transition : — Vous vous rendez à la questure ?
— Oui, mais je dois d’abord passer sur la place Saint-Marc.
— Je peux vous emmener. Ma gondole attend au ponte dei Frari.
Le commissaire déclina la proposition avec courtoisie.
— Je vous remercie, je préfère marcher.
— Fantastique ! s’exclama Haslinger quelques minutes plus tard, alors qu’ils se trouvaient devant l’église.
Tron leva les yeux vers le ciel et dut lui donner raison. Un puissant vent d’ouest avait chassé la moindre trace d’humidité. Une lumière pure, tout à fait inhabituelle à Venise, donnait l’impression que la ville était dessinée à la mine de plomb. Par un temps de ce genre, on pouvait voir les Alpes depuis la terrasse du
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