L'inconnu de l'Élysée
tête. » Parole contre parole.
Mais il est malséant de couper la parole à un ancien président. Reprenons donc : Giscard est dans le bureau de François Mitterrand après y avoir été conduit par ce dernier… ou par Christiane Dufour. Il s'enquiert d'abord de l'état de santé du malade, l'interroge ensuite sur ses activités. « J'écris, me dit-il. Je viens de terminer un livre de cent vingt pages. Il est chez l'éditeur.
– Ce sont vos souvenirs de la présidence ?
– Non, juste avant. La période qui a précédé mon élection.
« J'imagine qu'il fait allusion aux années 1980 et 1981, et à la campagne électorale. »
Nouvelle pause. L'éditeur de François Mitterrand est alors Odile Jacob. Quelques jours avant son ultime voyage en Égypte, François Mitterrand lui a effectivement remis un manuscrit rédigé par lui à partir d'entretiens avec Georges-Marc Benamou et qui sera publié en 1997 sous le titre Mémoires interrompus 2 . Ce livre compte 246 pages et traite de sa vie entre le moment où il fut blessé et fait prisonnier, en juin 1940, jusqu'au Congrès d'Épinay du Parti socialiste, en 1971.
À l'occasion de ces quelques échanges sur leurs activités littéraires, Giscard indique que lui aussi rédige le troisième tome de ses mémoires, et qu'il aimerait bien lui poser une question sur le dîner qu'il a partagé en octobre 1980 avec Jacques Chirac, chez Edith Cresson. Selon le narrateur, François Mitterrand accepte « bien volontiers ». Giscard lui demande alors si c'est lui qui en a pris l'initiative :
« Non ! Ce n'est pas moi. C'est Chirac. D'ailleurs, je ne croyais pas qu'une telle rencontre soit possible. Je n'avais pas envie de tomber dans un piège. J'ai commencé par refuser, mais il a beaucoup insisté, et j'ai fini par accepter.
– Ceux qui ont écrit à propos de ce dîner, comme Franz-Olivier Giesbert, disent que vous avez eu une conversation de vingt minutes en tête à tête avec Chirac. Je comprendrais que vous refusiez de m'en parler. Mais pouvez-vous me dire ce dont vous avez parlé ?
– Cela ne me gêne pas du tout, me répond François Mitterrand. Le dîner a été très ennuyeux. Quand il a été terminé, Jacques Chirac a dit qu'il souhaitait me parler seul à seul. Edith Cresson nous a conduits dans une pièce à côté dont elle a refermé la porte. Nous sommes restés seuls. Je ne me souviens pas des paroles exactes, mais le sens du message de Jacques Chirac était très clair : “Il faut nous débarrasser de Giscard !” J'en ai été très surpris. »
VGE lui ayant demandé s'il savait ce qui avait motivé une pareille démarche, François Mitterrand sourit, l'air de « jouer avec ce souvenir ». Puis il précise.
« Il m'a répondu que vous étiez “un danger pour la France”.
– C'est un peu vague. Lui avez-vous demandé de préciser la nature de ce danger ?
– Il en est resté là. Il a répété : “un danger pour la France”. Et j'ai compris qu'il était absolument décidé à vous faire battre. D'ailleurs, il a tenu parole. Jusqu'en 1980, vous étiez absolument imbattable. C'est ce que je pensais. Et quand j'ai décidé de me présenter à l'automne 1980, je ne me donnais aucune chance de gagner. Je l'ai fait pour éviter la débâcle qu'aurait connue le Parti socialiste si c'était Michel Rocard qui l'avait représenté dans ce combat. Tout a basculé pour vous dans les quatre derniers mois. Jusque-là, je le répète, vous étiez imbattable. Cela tient sans doute à une manière d'être des Français. Et je n'ai été élu que grâce aux 550 000 voix que m'a apportées Jacques Chirac au deuxième tour. Vous n'avez qu'à regarder les chiffres : sans ces 550 000 voix qui ont changé de camp, je ne pouvais pas être élu…
« Et si vous voulez en savoir plus, ajoute-t-il, vous pourriez aller en parler à Edith Cresson. »
Paroles d'outre-tombe, gardées secrètes pendant dix ans alors qu'elles renferment le baume que Giscard quêtait inlassablement depuis 1981…
Giscard a-t-il suivi le conseil du mourant et est-il allé « en parler à Edith Cresson » ? C'eût été difficile : il avait déjà contacté l'ex-Premier ministre en 1994 pour tenter d'en savoir plus long sur ce fameux dîner ! Le hasard faisant parfois bien les choses, Edith Cresson a publié en 2006 son propre livre, Histoire française 3 , très peu de temps après la parution de celui de Giscard. Elle y raconte que le 9 février
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