L'inconnu de l'Élysée
civilisation européenne. Après son refus symbolique de ne pas associer la Ville de Paris à la célébration du 500 e anniversaire du débarquement de Christophe Colomb en Amérique, il n'était nullement étonnant qu'il invite à l'Élysée des Guaranis, des Quechuas, des Abénaquis, des Aymaras, des Hurons, des Iroquois et autres Sioux en costumes traditionnels aux côtés de Rigoberta Menchu, prix Nobel de la paix, et Hugo Cardenas, le vice-président bolivien. Jacques Chirac avait veillé personnellement à la bonne organisation de la Rencontre internationale des communautés amérindiennes qui s'acheva à Paris par une réception à l'Élysée, le 20 juin 1996.
La veille, déjà, il avait déjeuné dans les jardins de l'hôtel de Lassay, avant d'inaugurer une exposition « Traditions et modernité dans les Amériques », et avait remplacé Daniel Lévine, chargé du département Amérique du Muséum national d'Histoire naturelle, qui était censé guider Rigoberta Menchu et Hugo Cardenas dans cette exposition. Devant un siège cérémoniel en bois taïno, il avait lancé avec flamme : « À l'origine, il y avait de l'or un peu partout sur ce duho, mais les Espagnols l'ont dérobé. C'est un siège sur lequel s'asseyaient les caciques pour regarder les jeux de balle, jeux sacrés qui avaient lieu sur les places des villages. » Quelques mètres plus loin, devant un « joug », représentation symbolique des ceintures de protection des joueurs de balle, le président avait poursuivi : « Quand la soldatesque espagnole est arrivée, les gens ont refusé de jouer. » Et s'ouvre alors un débat avec le commissaire de l'exposition sur l'origine du jeu de balle, qui le passionne tant (il réévoquera le sujet devant moi) : « À mon avis, ce jeu a été apporté par les Arawak 4 … »
Devant tous les Amérindiens réunis dans les salons de l'Élysée, le président exprime ce qui apparaît à ses yeux comme une grande blessure :
« La rencontre entre l'Europe et l'Amérique s'inscrit dans la liste trop longue des tragédies de l'Histoire. La Conquête a fait subir aux sociétés indiennes d'Amérique un traumatisme sans précédent : traumatisme politique, économique, culturel et humain. Frappées par les massacres et la destructuration de leurs sociétés, décimées par le choc microbien, les populations amérindiennes ont bien failli connaître la fin de leur histoire.
« En 1992, le monde, profondément imprégné de notre modèle occidental, fêtait dans la liesse le 500 e anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique, ignorant ou feignant d'ignorer tout ce que cet événement allait signifier, au long de l'Histoire, de terribles souffrances pour les peuples amérindiens […].
« Oui, l'Europe a trop souvent incarné le malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique. C'est parce que les peuples amérindiens ont été décimés qu'a été mis en place un mécanisme systématique de traite des Noirs africains en direction du Nouveau Monde. Les colons, avides de main-d'œuvre, purent ainsi reconstituer la force de travail qu'ils ne trouvaient plus sur place.
« Oui, les Européens ont le devoir de s'incliner devant la mémoire des esclaves jetant un dernier regard sur Gorée, en Afrique, comme devant celle des combattants des empires amérindiens lançant un ultime appel au Soleil […].
« N'oublions pas. J'ai, gravée dans ma mémoire, cette belle phrase d'un anonyme Nahuatl qui écrivait en 1528, quelques années après la chute de l'empire des Aztèques, je le cite : “Les boucliers nous protégeaient, mais les boucliers n'arrêtent pas le désespoir.”
« Souvenons-nous. En 1521, Mexico était sans doute la ville la plus peuplée du monde ; 20 millions d'Amérindiens vivaient dans l'Empire. Un siècle plus tard, ils n'étaient plus que 700 000.
« Oui, notre civilisation européenne reste à jamais comptable de ce qui fut commis là-bas […]. Il nous faut aujourd'hui reconnaître ces traumatismes de l'Histoire et affirmer la dignité des cultures des premières nations… »
Après ce discours militant, Jacques Chirac éleva au grade de commandeur de la Légion d'honneur Rigoberta Menchu et Hugo Cardenas, puis se mêla pendant une heure aux Amérindiens et en accepta de nombreux cadeaux, notamment une lance remise par un Indien qui accompagna ce cadeau de l'exposé de son mode d'emploi : « Cela vous donne le pouvoir, c'est comme ça chez
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