L’Inconnue de Birobidjan
femme assez grande, plus élégante que les autres, se retourna. Un jabot de dentelle flottait sur sa poitrine, adoucissant son visage sévère. Elle sâapprocha sans desserrer les lèvres.
â Polina, te souviens-tu de Larissa ?
â Comment ne mâen souviendrais-je pas, Mikhaïl ? Nous étions toutes les deux commissaires à la V e Arméeâ¦
â Hé ! Voilà votre chance, Marina Andreïeva ! sâexclama lâOncle Abel. Nâest-ce pas ce moment-là que vous jouez dans la pièce de Vichnevski ?
â Ah oui ?
Polina Molotova toisait Marina sans plaisir.
â Ce doit être tout à fait du théâtre, cette pièce. Je ne vois pas grand-chose chez vous qui ressemble à Larissa⦠Elle était très blonde. Avec des yeux noirs. Très intelligents. Pas du tout votre genre. Elle nâaurait jamais porté une robe aussiâ¦
Polina Molotova sâinterrompit. Son regard fila par-dessus lâépaule de Marina. Autour dâelles, on ne les écoutait plus.
Il était là . Marina le sut avant même de se retourner.
Un homme petit. Plus petit quâelle ne lâavait imaginé. Vêtu dâune simple vareuse de drap vert. Ses pantalons bouffaient sur les bottes hautes. Leur cuir était impeccable, brillant comme un miroir. Autant que ses yeux bizarrement jaunes et fendus sous les épais sourcils. Ce qui la stupéfia, ce fut son teint pâle. Incroyablement pâle. Le teint de craie des bureaucrates qui ne voient jamais le jour. Câétait aussi dû à sa peau grêlée. Elle captait bizarrement la lumière. Une peau abîmée, irrégulière, que les photos et les affiches ne montraient pas. Son visage était plus juvénile que sur les images. Beaucoup plus vivant, malgré sa pâleur. Et ses cheveux luisaient sous les lampes tel le pelage dâun bel animal.
Nadedja Allilouïeva, son épouse, venait juste derrière lui. Marina ne fit dâabord que lâentrevoir. Le tourbillon dâuniformes et de vareuses qui entourait déjà Staline la lui masquait. Mais Polina Molotova lâavait repérée :
â Nadia ! Ma Nadioucha ! Comme tu tâes faite belle.
Nadedja Allilouïeva contourna la longue table en souriant. Une robe noire, serrée à la taille et fluide autour des cuisses, rendait grâce à sa silhouette encore fine. Un décolleté en trapèze, souligné de surplis et piqué dâun camé, découvrait pudiquement la naissance de sa poitrine. La chair fine de son cou était nue, sans collier. Elle nâavait pas un visage gracieux. La mâchoire était trop forte, comme son nez. Sa bouche en paraissait bizarrement petite. Pourtant, lorsquâelle adressa un sourire à Polina Molotova, seslongs sourcils se soulevèrent comme des ailes dâhirondelle. Lâombre de ses yeux sâéclaira et ses lèvres eurent un frémissement enfantin qui nâétait pas sans charme.
Elle avait piqué une fleur de soie rose thé dans ses cheveux. Pour une fois, ils étaient dénoués. Câétait ce qui provoquait lâadmiration et les félicitations de Polina Molotova. Les autres épouses ne furent pas en reste. Le vacarme des voix emplit à nouveau la salle. Marina voulut sâavancer vers Nadedja Allilouïeva, lui faire son compliment.
â Non !
Les doigts dâEgorova sâenfoncèrent dans son bras.
â Ne bouge pas. Attends. Lui dâabord.
Egorova fixait le groupe des hommes. Il se dénoua. Staline pouffait dans sa moustache à cause dâun bon mot de Vorochilov, pourtant Marina devina quâil la scrutait entre ses paupières à demi closes. Un regard de chat sauvage.
Il sâapprocha, un pas vif, comme sâil glissait sur un parquet de glace. Avec lui arriva cette odeur âcre de tabac dont avait parlé Egorova.
Il dut lever un peu la tête pour la dévisager. Elle sâessaya à une nouvelle révérence. Egorova parla de la pièce de Vichnevski. Il dit :
â Ah ! Larissa !
Puis, en hochant la tête :
â Très bien, très bien !
Pas un mot de plus. On aurait pu croire que Marina ne lâintéressait en rien. Nadedja Allilouïeva les observait en écoutant Polina Molotova. Staline sâempara dâune chaise, et ce fut
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