L’Inconnue de Birobidjan
le signal.
Un instant après, Marina se retrouva assise entre le vieux Kalinine et Anastas Mikoïan. Ce dernier était un très bel homme, avec les manières désinvoltes de ceux qui se savent admirés des femmes. Une tête racée et ténébreuse dâArménien, la bouche sensuelle sous la longue moustache des cavaliers. Les étoiles brillaient sur le col de sa vareuse comme dans le noir de ses pupilles.
Quelques places plus loin, Nadedja Allilouïeva sâinstalla en face de son époux et au côté de Nikolaï Ivanovitch Boukharine. Celui-ci était tout le contraire de Mikoïan. Un front dégarni, un visage gris, creusé de fatigue et épaissi par le tabac. Il sourit à Marina. Un sourire qui découvrit un trou à lâemplacement dâune canine, mais un sourire dâhomme tendre.
Ou qui le paraissait. Quâest-ce quâelle en savait ?
Plus tard, pendant les années qui suivirent, où elle eut plus que le temps de repenser à la folie de ce repas et de ce qui en découla, Marina songea souvent que cela sâétait passé exactement comme sur une scène de théâtre. Chacun y avait montré des sentiments, affiché des expressions, prononcé des phrases qui nâétaient quâapparences et rôles plus ou moins bien tenus. Ãtait-ce pour cela quâon lây avait conviée ? Parce quâici tout était théâtre ?
Mais ce théâtre avait un prix, et le plus élevé qui soit.
Â
Il y eut dâabord un ballet de femmes apportant des montagnes de nourriture. Soupe de betterave rouge, saucissons, anguilles à la crème, langue de bÅuf au raifort, raviolis de veau et de porc⦠Sans compter les boulettes de pâté rôti, les saladiers de cornichons macérés au sirop dâérable et les raviers dâikra. Du caviar noir auquel Marina nâavait encore jamais goûté. Les carafes se vidèrent, les verres se remplirent. Le fort parfum du vin de Géorgie et de la vodka de Crimée sâenlaça au fumet des plats. Une abondance inouïe. De quoi défaillir. Chacun sâen donna à cÅur joie. Ãa riait en mangeant, ça claquait de la langue. Une ivresse encore douce monta, cette sorte de chaleur joviale et aimable qui naît toujours au début des festins.
Durant un moment Marina ne sâoccupa que de dévorer et de boire. Câétait comme une fièvre. La tête lui tournait un peu. Mikoïan lui remplissait galamment son assiette et lui versait du vin. Nul doute quâil avait pressenti sa faim. Les autres aussi. On la contemplait en souriant. Deux ou troisfois, elle devina les yeux de Staline posés sur elle. Ce regard-là , elle nâosa pas le croiser. Dâailleurs, lâattention de Staline nâétait jamais soutenue. Egorova et dâautres se chargeaient de le faire rire.
Finalement, le vieux Kalinine se mit à la questionner. Dâoù venait-elle, depuis quand était-elle à Moscou, ses parents étaient-ils fiers dâelle ?
Elle déglutit et se rinça la bouche dâune nouvelle gorgée de vin pour parvenir à marmonner :
â Pas de parents.
â Ohâ¦
â Mon père est mort pendant la Grande Guerre. Il était sur la frontière hongroise, à Mezö Labores. Il y a reçu la croix de Saint-George et il est mort quelques semaines plus tard. Câest ce que mâa raconté ma mère. Je nâavais que sept ans.
De lâautre côté de la table, sa réponse avait attiré lâattention dâEkaterina Vorochilova. Un visage soigné, des yeux de lac, mais une peau incroyablement ridée du menton au front. Elle évoquait une pomme douce au sortir de lâhiver. Câest elle qui demanda :
â Et ta mère, camarade, que lui est-il arrivé ?
Marina hésita à dire la vérité. Elle acheva son verre de vin et haussa les épaules. Sa mère avait rencontré un autre homme, un charpentier qui voulait quitter leur ville de Koplino et sâinstaller dans la nouvelle Leningrad. Sa mère sâétait retrouvée enceinte, elle avait suivi son nouveau mari.
â Mais lâaccouchement ne sâest pas bien passé.
Peut-être fut-ce lâexpression de sympathie dâEkaterina Vorochilova. Ou les verres de vin et son ventre à présent moins creux.
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