L’Inconnue de Birobidjan
était même affiché dans le hall du théâtre, à côté de celui de Staline. Mais de là à aller dîner à leur table, au Kremlin !
â Galia Egorova, ce nâest pas possibleâ¦
â Ne sois pas sotte.
â Quâest-ce que je devrai faire ? Jouer une scène, déclamer un poème ? Il faut que jâapprenne quelque chose ?
â Non, non !
Egorova lui caressa la joue comme on le fait avec une enfant, ourlant une moue songeuse.
â Ne tâen fais pas, tu sauras te débrouiller. Iossif sait très bien faire comprendre ce quâil veut. Et, je te le promets, lesassiettes seront pleines. Tu pourras manger à ta faim, et même plusâ¦
Un argument qui aurait suffi à la convaincre. Depuis quand nâavait-elle pas fait un vrai repas ? Depuis quand la glorieuse Russie de la Révolution mourait-elle de faim ? Personne, depuis lâUkraine jusquâà la Sibérie, nâaurait eu le courage dâen faire le compte.
De toute façon, pareille invitation ne se refusait pas ! Elle valait un ordre. Et maintenant elle était là , derrière les murs du Kremlin. La Gaz tourna à gauche pour sâapprocher du bâtiment du Sénat. Une allée bordée dâérables à moitié dénudés apparut dans les phares. Les doigts de dentelle se refermèrent sur sa nuque et le souffle roucoulant dâEgorova lui caressa lâoreille.
â Ãmue ?
Marina eut un murmure presque inaudible.
â Galia Egorova ! Pourquoi vous ai-je écoutée ? Jâai le ventre si noué que je ne pourrai pas manger.
â Oh que si, tu le pourras, Marinotchka !
Egorova laissa fuser un petit rire satisfait.
â Dis-toi que ce nâest pas plus difficile que dâentrer en scène un soir de première. Plus facile, même. Tout se passera bien. Iossif est un excellent spectateur.
La Gaz approcha un nouveau poste de garde. Elle nâeut pas à sâarrêter. Le fanion de la calandre suffit à dresser les soldats dans un garde-à -vous impeccable. Egorova chuchota encore :
â Iossif adore danser, tu nây couperas pas. Mais je te préviens, il empeste le tabac. On croirait quâil vide le jus de ses pipes sur sa vareuse. Câest répugnant. Et fais attention : il a la femme la plus stupide du monde.
â Nadedja Allilouïeva ?⦠Elle sera là  ?
â Bien sûr ! Nadia ne traîne jamais loin de son Iossif !
â Elle est belle ?
â Elle a un genre tsigane bolchevique, si on aime ça. Et câest la plus grande diva de la jalousie que saint Lénine ait enfantée.
Le gloussement dâEgorova sâéteignit en même temps que le moteur de la Gaz. La voiture sâétait immobilisée à une vingtaine de mètres de la façade du Sénat. Le saint des saints du pouvoir soviétique luisait sous lâéclat des projecteurs. De part et dâautre de la haute porte rouge, des cosaques en cape noire à cordons dorés formaient le rang. Le manche de leur sabre sanglé en travers de leur dos dépassait leur épaule et un court fusil dâassaut reposait entre leurs bras comme un enfant endormi, lâacier des baïonnettes brillant dans le gel.
Egorova posa ses lèvres sur la tempe de Marina.
â Nâoublie pas : demain, quand tu retourneras sur scène, tu seras une reine.
â Ou il mâaura détestée et je recevrai la visite de deux manteaux de cuir de la Guépéouâ¦
â Marinotchka ! Tu es bien trop intelligente et douce pour que cela tâarrive.
Â
Le bâtiment du Sénat était un véritable labyrinthe. Couloirs et escaliers succédaient aux cours, aux porches, à dâautres couloirs et à dâautres escaliers. Des gardes surgissaient ici et là . Ils ne se satisfaisaient pas dâun sourire. Egorova dut présenter des laissez-passer.
Enfin, leurs pas résonnèrent dans un long vestibule. Un brouhaha de voix traversait lâunique porte à laquelle il conduisait. Des femmes de chambre au regard de glace les accueillirent. Egorova et Marina pénétrèrent dans un hall circulaire où les canapés étaient déjà surchargés de manteaux. Elles se défirent de leurs capes, puis ce fut comme si elles plongeaient
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