L’Inconnue de Birobidjan
avaient façonné un même masque.
Comment ne pas être impressionnée ? Nâétaient-ils pas les vrais personnages de la Révolution ? Non, pas des personnages. Les vrais héros de chair et dâos. Alors quâelle-même nâétait quâune « sans-parti » !
Elle nâavait pas vingt ans et nâétait à Moscou que depuis deux ans. Elle ne vivait et ne rêvait que de théâtre. Si la politique nâavait pas de lien avec le théâtre, elle lâennuyait.Quâest-ce quâelle connaissait de la Révolution ? Ce que la plupart en savaient, câest-à -dire pas grand-chose. Des mots, des tirades, des rôles dans des scènes autorisées un jour, interdites le lendemain. Et quand elle sortait du théâtre, « la politique » devenait dâinterminables et bavardes réunions. Elle avait ça en horreur. Ce nâétait que disputes ou insultes, des types qui parlaient sans fin pour ne rien dire. Sans compter que la politique, câétait aussi la Guépéou et, désormais, la famine.
Et voilà quâelle se trouvait ici, une souris dans lâenclos des grands fauves de la politique !
Quâest-ce quâon attendait dâelle ? Où était le piège ?
Ces pensées et la stupeur qui la terrassaient durent se lire sur ses traits. Le rire dâEgorova résonna à son côté. Les autres lâimitèrent. Les hommes plus que les femmes, en vérité. Lâun dâeux, tunique noire et hautes bottes, les dents aussi blanches que la neige, sâavança. Comme sâil avait véritablement lu dans son esprit, il déclara :
â Très chère Marina Andreïeva, vous allez être la perle de notre soirée !
Il lui saisit la main et sâadressa aux autres.
â Cette jeune camarade joue le rôle de notre regrettée Larissa Reissner dans la pièce de Vichnevski, La Tragédie optimiste . Une Larissa dans la fleur de lââge, bien sûr. Jâai vu la pièce, jâai dit à Galia Egorova : « Le camarade Staline ne peut pas ignorer ce bijou ! »⦠Et la voici !
Câétait lâ« Oncle Abel ». Un regard dâEgorova le confirma. Il vantait sa trouvaille tel un bateleur de marché. Lâeffet fut instantané. Les femmes tournèrent le dos avec un bel ensemble, les hommes sâapprochèrent. Abel Enoukidze acheva les présentations. Les noms illustres dansèrent aux oreilles de Marina : camarades Lazare Kaganovitch, Anastas Mikoïan, Semion Boudionny, Gregori « Sergo » Ordjonikidze, Nikolaï Boukharineâ¦
Marina saluait dâune révérence, puis dâune autre, balbutiant des « très honoré, camaradeâ¦Â ». Elle oubliait les nomsaussitôt que prononcés, ou les confondait. Enfin, comme sâil lâextirpait des tourbillons dâun fleuve, le vieux Kalinine la tira de la poigne de lâOncle Abel. LâÅil éclatant, les paumes douces et chaudes, il lui pressa les doigts à son tour.
â Camarade Marina Andreïeva, savez-vous que jâai bien connu votre héroïne ? Cette Larissa Reissner ? Oh, je lâai connue ! Je lâai parfaitement connueâ¦
â Il nây a pas que toi, Mikhaïl. Avec tout le respect quâon te doit, nous lâavons tous connue, ici, la belle Larissa ! se moqua Boudionny.
Sanglé dans lâuniforme de commandant des cosaques, il éclata de rire, la voix rauque, forte, les lèvres roses sous sa moustache de cavalier.
â Semion a raison, lança Vorochilov.
Jovial, encore mince dans son uniforme de maréchal, il trancha le cercle qui se refermait autour de Marina.
â Et je crois bien avoir mieux connu Larissa que toi, camarade président. En 21, jâétais avec elle et son Raskolnikov de mari en Afghanistan. Une sacrée aventure. Votre pièce en parle-t-elle, camarade Marina Andreïeva ?
â Ne fais pas lâintéressant auprès de notre camarade actrice, Kliment ! grinça le vieux Kalinine avant que Marina puisse répondre. Ce nâest pas toi qui as le mieux connu Larissaâ¦
Il repoussa sans ménagement Boudionny et le héros Vorochilov.
â Polina⦠Polina Molotova, approche-toi, sâil te plaîtâ¦
Une
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