L’Inconnue de Birobidjan
atteindre. Le décolleté dâEgorova était assez profond pour découvrir très bas sa poitrine. La plupart des billes de pain rebondissaient dans son assiette, cependant quelques-unes roulaient dans le sillon de chair luisante. Elles disparaissaient entre ses seins. Egorova glapissait et se tortillait, plongeait ses doigts de dentelle dans lâéchancrure de sa robe, dévoilait un peu plus de chair et de linge intime. Une entreprise qui occasionnait encore plus de rires. Et, bien sûr, à ses côtés, le beau Sergo Ordjonikidze ou le cosaque Boudionny sâoffraient à lâaider. Elle les rabrouait :
â Bas les pattes, on nâentre pas là . Quâest-ce que vous croyez ?
Elle suppliait Staline :
â Ãa suffit, Iossif ! Arrête ou tu vas devoir venir les chercher toi-même ! Et devant tout le monde.
On riait de plus belle. Staline envoyait une nouvelle salve de boulettes. Egorova gloussait, se couvrait les seins de ses doigts écartés.
Marina les observait, figée dans une grimace de rire. Elle était fascinée. Elle finit par remarquer le visage de Nadedja Allilouïeva. Le front et les pommettes écarlates, les lèvres comme disparues dans une fente frémissante, deux prunelles fixes, aussi noires quâune nuit de charbon. Dans ses cheveux, la fleur de soie vibrait si fort quâon eût cru une corde sur le point de se briser. Ses doigts tiraient sur sa serviette comme pour la déchiqueter. Polina Molotova posa sa main sur son poignet. Sans lâapaiser. Egorova et Staline continuaient leur jeu stupide comme si de rien nâétait.
Marina détourna les yeux. à son côté, Mikoïan se leva pour réclamer un nouveau toast : « Mort aux faiseurs de ventres vides ! » Le rituel recommença. Verres brandis, grognements. Et lâorage éclata. Un éclair de silence précéda le claquement dâune voix :
â Nadia ! Bois.
Câétait la voix de Staline.
â Quâest-ce que tu fiches ? Bois donc !
Il ne jouait plus avec les boulettes de pain et les seins dâEgorova. Son visage était encore différent, comme sâil y avait plaqué un nouveau masque. Lèvres invisibles sous la moustache, yeux jaunes et fixes, la broussaille des sourcils dressée à lâoblique, la peau à nouveau épaisse, granuleuse comme une pierre. Marina ne put sâempêcher de lâadmirer. Peu dâacteurs étaient capables de si violentes et si parfaites mutations de leurs expressions en si peu de temps.
Nadedja Allilouïeva le fixait sans desserrer les lèvres. Elle ne leva pas non plus son verre. Le silence immobilisa toute la tablée. Finalement, Polina Molotova murmura :
â Nadiaâ¦
â Il sait pourquoi je ne bois pas !
Nadedja Allilouïeva frappa la table de son verre. La vodka se répandit sur la nappe et les boulettes de pain échappées de la poitrine dâEgorova. Sans quâun muscle de son visage bouge, un grognement sortit de la poitrine de Staline. Nadedja Allilouïeva ricana :
â Morts aux faiseurs de ventres vides !⦠Tu parles !
â Tais-toi, Nadia. Ne fais pas lâidiote.
â Il nây a pas que toi qui as des yeux pour voir. Moi aussi, je vais dans les rues. Et je reçois des lettres. Ce qui existe existe, Iossif. La famine existe. Même toi, tu ne peux pas faire comme si elle nâexistait pas.
Elle était lancée, la voix aigre, un peu rauque. Elle ne sâadressait plus seulement à son époux. Elle brandit à nouveau son verre.
â Câest ça : buvez et empiffrez-vous pendant que la Russie crève de faim pour vous plaire.
â Nadia !
Marina fixait son assiette devant elle. Elle devinait les regards qui lâobservaient. Ils pénétraient ses joues, son front, sa nuque. Des pointes de fer rouge. Son cÅur battait à tout rompre. Des ondes de terreur lui tailladaient les reins, la dégrisant. Mon Dieu ! Nâavoir plus dâyeux ni dâoreilles ! Ne rien entendre de cette dispute. Lâépouse de Staline insultant le Premier secrétaire. Impossible ! Est-ce quâelle pourrait seulement quitter cette pièce et dormir dans son lit après une telle scène ?
Elle entendit la voix de Kaganovitch :
â Je reviens du
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