L’Inconnue de Birobidjan
dans un autre monde.
La salle de réception des Vorochilov était tout en longueur. Une quantité dâappliques éblouissaient plus que le jour. Les murs étaient lambrissés dâacajou ou recouverts de bibliothèques. Par les hautes fenêtres à double huisserie on devinait les créneaux de lâenceinte et le sommet illuminé du tombeau de Lénine. Au pied des bibliothèques, des fauteuilsà haut dossier et coussins de velours enserraient des cendriers de métal. Il restait encore bien assez de place pour lâimmense table ovale du dîner. Marina nâavait jamais rien vu de tel. La nappe immaculée aurait pu recouvrir plusieurs lits. Les entailles des verres et des carafes de cristal savamment cannelés scintillaient comme des diamants. Un liséré dâor cernait les plats et les assiettes. Des monceaux de roses et de dahlias jaillissaient dâimmenses vases à décor peint. De grosses tranches rebondies de pain blond ou noir débordaient des panières dâargent.
Marina ne sâétait jamais trouvée devant pareille abondance de beauté, dâéclat et de promesse de gourmandise. Elle en resta paralysée, à demi défaillante. Le sang lui battait aux tempes. La main dâEgorova se crispa sur la sienne. Autour dâelle, le brouhaha avait cessé. Une vingtaine de visages, hommes et femmes, leur faisaient face.
En vérité, ils ne regardaient quâelle !
Lâétudiant des pieds à la tête. Guettant le tremblement de ses mains. Jaugeant sa peur, son assurance et va savoir quoi dâautre.
Egorova avait eu raison. Cela valait une entrée en scène.
Marina repoussa la main dâEgorova. Pas le moment dâavoir lâair dâune petite fille. Elle crevait dâenvie de dévorer un de ces pains blonds mais trouva la force de tirer un sourire du fond de son ventre. Son regard sauta anxieusement de visage en visage. Elle devait le reconnaître au premier coup dâÅil parmi ces hommes moqueurs qui guettaient son faux pas. Elle nâavait vu Staline que de loin, une fois, deux fois, à lâoccasion des interminables défilés de la place Rouge. Elle lâavait vu aussi en photo dans le journal, ou peint sur des affiches. Comme la plupart de ceux qui lui faisaient face. Néanmoins, chacun savait que ces photos et ces affiches pouvaient se révéler éloignées de la réalité.
Cependant, non. Pas de camarade Staline. Certains, devant elle, arboraient une moustache semblable à la sienne. Ou ses cheveux de Caucasien, drus, noirs, ondulés vers lâarrière. Mais elle était sûre dâelle. Il nâétait pas là .
Au moins, elle reconnut tout de suite le Grand Héros et lâhôte de la soirée, Kliment Vorochilov. Elle lui adressa une révérence. Et aussi au vieux Kalinine, le président de la République des Soviets en personne ! Celui qui fréquentait beaucoup les théâtres, avec un goût particulier pour la danse. Dans les loges, on lâappelait « Papa ». Toujours vêtu dâun costume de laine à lâancienne mode, une chaîne de montre sautillant sur son gilet, la barbiche grise, le nez en poire sous des lunettes rondes et des yeux dâoiseau.
Et encore Viatcheslav Mikhialovitch Molotov, le président du Conseil des commissaires. Son portrait était punaisé dans la loge commune du théâtre Vakhtangov. Les vieilles actrices étaient amoureuses de lui. Elles lâavaient élu lâhomme le plus élégant du Politburo et avaient dessiné des cÅurs et des marguerites sur le col de sa chemise blanche. Il ressemblait à son portrait de papier. Costume occidental, cravate à pois rouges sur fond indigo et, bien sûr, une chemise blanche immaculée à long col. Sous la moustache brossée avec soin, le sourire était narquois. Ses lunettes de myope grossissaient son regard fixe et vaguement indifférent.
Mais les autres⦠Ces femmes en robe noire, cheveux tirés, poitrine et joues amples, poudrées et maquillées comme des mères sages et lointaines. Tout le contraire dâEgorova !
Et ces hommes serrés dans le drap des vareuses et des uniformes. Les traits lourds, durcis de rides. Comme si les épreuves affrontées pour être là , en vainqueurs, dans ce luxe aristocratique qui les entourait, leur
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