L’Inconnue de Birobidjan
Ou les coups dâÅil en biais de Staline. Lâobservait-il vraiment entre ses paupières de chat ? Quoi quâil en soit, Marina fit soudain lâactrice. Elle repoussa le passé dâun geste négligent.
â Bien sûr, je regrette de nâavoir ni père ni mère. Au début, câétait difficile. Comme on dit, jâai appris à marcherseule. Mais ce nâest pas si mauvais que ça, de compter sur les forces de la vie autant que sur les siennes. On apprend à aimer la beauté et la vérité. En tout cas, câest comme ça que mon vÅu a été exaucé. Jâai trouvé une nouvelle famille, celle des camarades du théâtre. Maintenant, je ne pense plus quâà lâavenir. Le passé est le passé, nâest-ce pas ? On ne peut plus rien en faire. Câest ce que nous enseigne la Révolution. Travailler à la beauté de lâavenir et la faire entrer dans notre cÅur. Le futur est la plus belle des maisons qui nous attendent. La vie nouvelle lâhabite déjà . Et que peut-on espérer de mieux que dâhabiter une vie nouvelle ?
Son ton était monté à mesure que les phrases coulaient de sa bouche. Des mots, des pensées qui lui venaient à lâesprit dâon ne sait trop où. Elle les soufflait dans lâair comme des bulles de savon.
Le rire de Mikoïan éclata à son côté en même temps que les applaudissements du vieux Kalinine. Rires et applaudissements qui se propagèrent tout autour. Boukharine lança à Mikoïan :
â Voilà une fraîcheur et une innocence que tu nâas pas entendues depuis longtemps, Anastas ! Bravo, bravo, Marina Andreïeva ! Voilà qui fait du bien !
Cette fois, Staline examinait Marina pour de bon. Le sourire creusait deux longs plis dans ses joues. Il nây avait pas que de la moquerie dans ses yeux. Un peu dâétonnement, et autre chose encore. Quelque chose en tout cas qui lui donnait une expression nouvelle, toute différente de celles quâil avait montrées jusque-là . Pourtant, impossible de savoir ce quâil pensait vraiment.
Marina baissa la tête en vitesse. Ses joues étaient en feu. Quâest-ce quâil lui avait pris ? Elle nâosait pas imaginer ce quâEgorova pensait dâelle. Par chance, on cessa presque aussitôt de sâoccuper dâelle. Le héros Vorochilov se dressait, un verre de vodka à la main. La longue série des toasts commença : « à la mémoire de Vladimir Ilitch, notre Guide. » « à la réussite du XIII e Congrès. » « Au camarade présidentKalinine. » « Au camarade Premier secrétaire Staline. » « à la fin des accapareurs de terre. » « à la victoire bolchevique. »
Les mains se dressaient et les gosiers avalaient avec des grognements de satisfaction. Lâalcool incendiait la poitrine de Marina. La vodka glacée coulait sur ses doigts. Elle allait être ivre morte en moins de temps quâil ne le fallait pour le dire. Ces vieux guerriers autour dâelle étaient capables de boire toute la nuit sans tomber. Elle ne pourrait jamais tenir. Elle mordit dans un cornichon, dans une tranche de pain tartinée de pâté. Le feu de sa bouche sâapaisa à peine. En face dâelle Ekaterina Vorochilova lui fit un signe. Le signe signifiait : trempe tes lèvres, ne bois pas ! Justement, quelquâun se levait de nouveau. Elles rirent et trempèrent leurs lèvres ensemble. Marina laissa couler lâalcool à la commissure de sa bouche. Elle jeta un coup dâÅil inquiet en direction de Staline.
Non, il ne se souciait plus dâelle. Egorova retenait toute son attention. Son rire roucoulant flottait comme un tissu de soie au-dessus des grasses rigolades qui explosaient tout autour de la table. Egorova devait être légèrement ivre, elle aussi, mais elle savait quoi faire de cette ivresse. Staline lui-même paraissait un peu gris. Il avait encore un autre visage. Plus jeune, moins pâle. La peau tavelée de ses joues semblait plus fraîche et plus lisse. Il pouffait de rire en lançant des boulettes de mie de pain sur Egorova. Il avait amassé un petit tas de munitions devant lui et visait le sillon entre les seins gonflés. Pas une cible difficile Ã
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