L’Inconnue de Birobidjan
retourner.
â Salut, camarade directeur. Curiosité. Juste curiosité. Je suis venu voir la nouvelle actrice de la photo. Et je dérange pas plus.
Levine sâapprocha.
â Je te croyais en visite au dispensaire de Pirobraskevaska.
â Trop de neige pour aller si loin. La camionnette peut pas. Faudrait un traîneau. Mais trop loin et trop long pour le traîneau. Et une femme malade au kolkhoze Waldheim. Peut-être semaine prochaine jâirai ?
Il parlait sans quitter Marina des yeux. Avec plus de maladresse et un accent plus prononcé quâil nâen avait eu jusque-là . Son sourire était devenu ironique, légèrement provocant.
Levine vint se placer à côté de Marina, expliqua :
â Le camarade Apron est arrivé dâAmérique pour soigner les malades de lâoblast. Très courageux de sa part.
Apron sembla percevoir la moquerie dans le ton de Levine. Il allongea le bras pour tapoter doucement lâépaule de Levine de lâextrémité de son journal.
â Pas de courage, camarade directeur. Je suis un Juif de Birobidjan, aujourdâhui, pas vrai ?
LâAméricain haussa les sourcils, comme sâil attendait une réponse. Levine se contenta dâun signe de tête. Apron éclata de rire.
â Non, pas vrai, hein ? Tu penses que non, Levine. LâAméricain, ça devient jamais un Russe. Pourtant, je travaille, je travaille. Même le yiddish. Bientôt, tu verrasâ¦
Il sâamusait. Il jeta un coup dâÅil en direction de Marina, tira de la poche de sa chemise un paquet de Sviezda marqué de lâétoile de lâArmée rouge que fumaient dâordinaire les soldats.
â Il est interdit de fumer sur la scène, camarade docteur, dit Levine tandis que lâAméricain plaçait lâembout de carton entre ses lèvres.
La tension entre les deux hommes était palpable. Face au corps puissant et désinvolte de lâAméricain, la beauté et lâassurance de Levine paraissaient soudain artificielles.
Apron rempocha ses allumettes.
â Juste, juste ! Jâallume pas.
Il lança le journal sur la chaise et, sans autre salut, se recula pour enjamber les photophores et sauter dans la salle. Dans lâallée centrale, il leur fit face.
â Tu as de la chance, camarade directeur. Tu vas faire du bon théâtre, maintenant.
Il attrapa la grosse veste de cuir doublée dâune peau de mouton quâil avait abandonnée sur un siège et sâeffaça dans la pénombre. Sous le portrait de Staline, la porte jeta un éclat de lumière et la haute silhouette de lâAméricain disparut. Levine grogna :
â Quâest-ce quâil fichait là  ?
â Ilâ¦
Marina désigna le journal abandonné sur la chaise. Il était à moitié déroulé et on y voyait à nouveau sa photo. Levine insista :
â Comment est-il entré ?
â Je ne sais pas. Je ne lâai pas entendu. Je travaillais.
Lâexpression de Levine était déplaisante, et Marina nâaimait pas le ton sur lequel elle lui répondait. Trop déférent, trop défensif. Elle ramassa le journal.
â Je ne savais pas quâil y avait deux Ãtoile de Birobidjan , dit-elle. Lâun en russe, lâautre en yiddish.
â Il y a beaucoup de choses ici que tu ignores encore, Marina Andreïeva. Depuis quatre ans, le russe est redevenu notre langue officielle à la place du yiddish. Il nây a pas que des Juifs, au Birobidjan. Il vaut mieux que tu le saches et que tu tâen souviennes.
Dâun coup, le ton de Levine ne possédait plus rien de la gentillesse séductrice quâil avait conservée depuis lâarrivée de Marina. Elle attrapa le grand châle quâelle avait ôté pour répéter et sâen enveloppa. Elle sourit calmement. Un sourire de femme qui se sait belle et sait faire lâactrice.
â Câest exact, camarade directeur. Jâignore absolument tout de ce qui se passe ici.
Levine changea aussitôt dâexpression.
â Pardonne-moi. Je ne voulais pas être désagréable. Cet Américain nâa rien à faire dans ce théâtre. Je nâaime pas le voir traîner ici.
â Je ne mâattendais pas à trouver des Américains ici. Je ne savais
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