L’Inconnue de Birobidjan
dans son portefeuille aussi était américain. Il paraît quâil en avait beaucoup. « Contribution de lâémigration juive à lâeffort de guerre ! » a dit la Priobine.
Le rire de Nadia lâempêcha de poursuivre. Ce nâétait dâailleurs pas la peine. Des histoires de ce genre, Marina en avait entendu des dizaines à Moscou.
Â
Un des soirs suivants, alors quâelle préparait le repas avec Beilke et Grand-maman Lipa, Marina déclara quâil lui fallait apprendre le yiddish le plus vite possible. Il lui fallait trouver quelquâun qui veuille bien le lui enseigner.
â Il faut que jâapprenne vite. Je veux pouvoir tenir des rôles en yiddish au printemps.
Les deux femmes se moquèrent dâelles. Elle allait devoir être plus patiente que ça. On nâapprenait pas le yiddish en un clin dâÅil. Marina sâobstina.
â Levine mâa promis que je serais sur scène à lâoccasion de la fête de Birobidjan, le 7 mai. Je ne vais pas jouer en russe.
Beilke soupira amèrement.
â Il nây a pas si longtemps, il nâaurait même pas été question que tu prononces un seul mot de russe. Aujourdâhui, ce serait plutôt le contraire. Le comité et le Parti seront contents de tâentendre jouer en russe. Comme tu sais, le yiddish nâest plus notre langue officielle.
â Au théâtre, câest autre chose ! protesta Marina. Je ne suis pas venue ici pour jouer en russe. Ce serait ridicule.
Beilke et Grand-maman Lipa lâobservèrent en silence. Beilke se passa les mains dans lâeau puis sâessuya. La vieille Lipa se remit à malaxer entre ses doigts déformés son bol de farine et de graisse dâoie additionnées dâeau tiède. Marina crut deviner leurs pensées.
Elle était toujours la nouvelle venue. Une femme arrivée de Moscou, que Levine et la politruk avaient laissée entrer dans Birobidjan alors que la région était interdite à lâimmigration. Pour la loger dans leur datcha commune sans quâelles aient droit à la parole. Beilke et Grand-maman Lipa nâétaient pas des adolescentes romantiques comme Nadia. La vie leur avait enseigné la prudence. Elles nâavaient rien contre Marina, mais elles se méfiaient. Que Marina eût été un mouchard des manteaux-de-cuir ne les aurait pas surprises. Câétait ainsi. à leur place, Marina aurait fait de même. Il y avait longtemps, dans ce pays de la Révolution,que tout le monde se défiait de tout le monde. Si la confiance venait, elle devait se mériter.
En outre, dans de tels instants, le vrai mensonge de Marina la taraudait. Elle aurait donné cher pour pouvoir avouer la vérité à Beilke et à la vieille Lipa : « Je suis ici pour me cacher. Je ne suis pas une vraie Juive, mais je vous promets de faire tout ce que je peux pour le devenir ! »
Elle se contenta de rougir et de déclarer aussi sincèrement que possible :
â Solomon Mikhoëls ne mâa pas envoyée ici pour être une Juive qui ne connaît pas le yiddish. Je lui ai promis de lâapprendre.
Grand-maman Lipa hocha la tête avec une petite toux amusée. Elle racla les épaisseurs de pâte accumulées entre ses doigts avant de parler.
â Pourquoi ne demandes-tu pas aux autres acteurs de tâaider ? Je les connais depuis toujours. Ils sont nés dans le yiddish, ils respirent le yiddish, et tu ne trouveras pas de meilleurs professeurs quâeux. Je suis certaine quâils seront contents de tâaider.
â Câétait ce que jâespérais, mais câest impossible. Ils sont toujours à Khabarovsk.
â Oh ? Leur tournée nâest pas encore terminée ? Depuis la nouvelle année ? Quâest-ce quâils ont, à traîner comme ça ? Ils ne veulent plus revenir chez nous ?
â Nous, on pourrait lâaider, dit doucement Beilke en sâasseyant au côté de Lipa.
Ses yeux brillaient sous la poussée des larmes. Elle frotta ses paupières à lâaide de son torchon humide.
â Moïshé aurait fait ça très bien, murmura-t-elle. Mais toi, tu feras aussi bien, Grand-maman Lipa.
La vieille Lipa grommela sans répondre. Elle fixa Marina. Ses grosses paupières
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