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L’Inconnue de Birobidjan

L’Inconnue de Birobidjan

Titel: L’Inconnue de Birobidjan Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: MAREK HALTER
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Caucase, Nadedja Allilouïeva. Une petite inspection dans le Kouban. Tu veux que je te raconte ce que j’ai vu ? Des silos gorgés de blé. Du blé pourri, fermenté comme des vieilles pommes. Caché là depuis deux ans par cette saloperie de paysans dégénérés ! Quinze villages de koulaks vicieux jusqu’à la moelle et qui préféraient laisser le peuple crever de faim plutôt que de vendre leur blé auxkolkhozes. Voilà ce que j’ai vu, Nadia. Les voilà, les faiseurs de ventres vides ! Un ramassis de contre-révolutionnaires obtus, obsédés par l’idée d’en finir avec nous. Une plaie puante qu’il était urgent de curer. Et, vois-tu, le camarade Staline n’a pas voulu que je leur règle leur compte une bonne fois. Dommage, voilà qui ne m’aurait pas déplu… « Une révolution sans peloton d’exécution n’a aucun sens », tu te souviens de la maxime de Vladimir Ilitch ? Bon. On a seulement fait ce qu’il fallait faire, rien de plus. Une petite dizaine de fusillés et, pour le reste, mes cosaques l’ont seulement poussé vers notre Sibérie bien-aimée. Et encore : en train. Même pas en lui faisant faire le chemin à pied. Tu verras : cette vermine trouvera le moyen de se nourrir au milieu de la steppe mieux que les camarades de Minsk ou de Rostov !
    On n’entendit pas la voix de Nadedja Allilouïeva. Encore un silence. Deux, trois secondes. Ce fut le moment que choisirent les femmes de service pour débarrasser la table des plats vides, apporter de nouvelles carafes et des pâtisseries. L’atmosphère se détendit. Le vieux Kalinine posa la main sur l’épaule de Marina pour se mettre debout et frappa son couteau contre un verre pour réclamer l’attention.

Washington, 22 juin 1950
    147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
    Elle se tut. Dans le silence qui suivit, je crus entendre le son de ce couteau contre le verre.
    Cela faisait presque une heure qu’elle parlait. Le cliquetis des claviers de sténo galopait derrière ses mots. Elle reprenait à peine son souffle entre les phrases. Toute la salle était suspendue à ses lèvres. Guettant ses expressions, la danse de ses mains. Pas de doute, Marina Andreïeva Gousseïev savait raconter.
    Elle but un verre d’eau. Le remplit et but encore. Sa coiffure s’était un peu défaite. Elle repoussa une mèche par-dessus son oreille. Un geste délicat, élégant.
    Dans le silence qui se prolongeait, sa voix et son accent tintaient encore à nos oreilles. Les images de ce dîner délirant défilaient dans nos têtes. Je profitai de ce temps mort pour prendre des notes.
    J’essayais de l’imaginer à vingt ans. Plus mince, plus souple. Le bleu de ses yeux plus doux. D’un bleu de rêve et d’absolu. Je me demandais si, ce fameux soir au Kremlin, elle portait des bijoux. Un collier, des boucles d’oreilles ? Elle ne l’avait pas précisé. Peut-être que ça ne se faisait pas, chez les nababs bolcheviques ? Se saouler et se remplir la panse en cachette, oui, mais pas l’étalage bourgeois des bijoux.
    Une petite sonnette d’alarme résonna dans ma tête. Mon intérêt pour cette femme prenait une tournure que je connaissais trop bien.
    Le procureur Cohn jeta un coup d’œil à sa montre, échangea un regard avec les sénateurs. Pendant qu’elle racontait, derrière leur table McCarthy, Nixon et leurs copains sénateurs buvaient du petit-lait. Une communiste racontant la vie de Staline comme s’ils y étaient ! Les vices et les bringues des bolcheviks en grand écran ! Ils en avaient rêvé toute leur existence, et voilà que ça arrivait ! Aucun doute qu’ils étaient impatients de connaître la suite.
    Le président Wood fit un signe. Cohn se pencha vers le micro :
    â€” Miss Gousseïev…
    Elle le fit taire d’un geste.
    â€” Vous ne pouvez pas comprendre ce que signifiait un dîner pareil pour une fille comme moi. En pleine famine. Avec les rues envahies de gosses à gros ventres, de femmes aussi maigres que des cadavres. Les vieux qui se jetaient sur les chiens et les rats… Et la peur de l’hiver. Les gens venaient au théâtre parce que le froid y

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