L’Inconnue de Birobidjan
Caucase, Nadedja Allilouïeva. Une petite inspection dans le Kouban. Tu veux que je te raconte ce que jâai vu ? Des silos gorgés de blé. Du blé pourri, fermenté comme des vieilles pommes. Caché là depuis deux ans par cette saloperie de paysans dégénérés ! Quinze villages de koulaks vicieux jusquâà la moelle et qui préféraient laisser le peuple crever de faim plutôt que de vendre leur blé auxkolkhozes. Voilà ce que jâai vu, Nadia. Les voilà , les faiseurs de ventres vides ! Un ramassis de contre-révolutionnaires obtus, obsédés par lâidée dâen finir avec nous. Une plaie puante quâil était urgent de curer. Et, vois-tu, le camarade Staline nâa pas voulu que je leur règle leur compte une bonne fois. Dommage, voilà qui ne mâaurait pas déplu⦠« Une révolution sans peloton dâexécution nâa aucun sens », tu te souviens de la maxime de Vladimir Ilitch ? Bon. On a seulement fait ce quâil fallait faire, rien de plus. Une petite dizaine de fusillés et, pour le reste, mes cosaques lâont seulement poussé vers notre Sibérie bien-aimée. Et encore : en train. Même pas en lui faisant faire le chemin à pied. Tu verras : cette vermine trouvera le moyen de se nourrir au milieu de la steppe mieux que les camarades de Minsk ou de Rostov !
On nâentendit pas la voix de Nadedja Allilouïeva. Encore un silence. Deux, trois secondes. Ce fut le moment que choisirent les femmes de service pour débarrasser la table des plats vides, apporter de nouvelles carafes et des pâtisseries. Lâatmosphère se détendit. Le vieux Kalinine posa la main sur lâépaule de Marina pour se mettre debout et frappa son couteau contre un verre pour réclamer lâattention.
Washington, 22 juin 1950
147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
Elle se tut. Dans le silence qui suivit, je crus entendre le son de ce couteau contre le verre.
Cela faisait presque une heure quâelle parlait. Le cliquetis des claviers de sténo galopait derrière ses mots. Elle reprenait à peine son souffle entre les phrases. Toute la salle était suspendue à ses lèvres. Guettant ses expressions, la danse de ses mains. Pas de doute, Marina Andreïeva Gousseïev savait raconter.
Elle but un verre dâeau. Le remplit et but encore. Sa coiffure sâétait un peu défaite. Elle repoussa une mèche par-dessus son oreille. Un geste délicat, élégant.
Dans le silence qui se prolongeait, sa voix et son accent tintaient encore à nos oreilles. Les images de ce dîner délirant défilaient dans nos têtes. Je profitai de ce temps mort pour prendre des notes.
Jâessayais de lâimaginer à vingt ans. Plus mince, plus souple. Le bleu de ses yeux plus doux. Dâun bleu de rêve et dâabsolu. Je me demandais si, ce fameux soir au Kremlin, elle portait des bijoux. Un collier, des boucles dâoreilles ? Elle ne lâavait pas précisé. Peut-être que ça ne se faisait pas, chez les nababs bolcheviques ? Se saouler et se remplir la panse en cachette, oui, mais pas lâétalage bourgeois des bijoux.
Une petite sonnette dâalarme résonna dans ma tête. Mon intérêt pour cette femme prenait une tournure que je connaissais trop bien.
Le procureur Cohn jeta un coup dâÅil à sa montre, échangea un regard avec les sénateurs. Pendant quâelle racontait, derrière leur table McCarthy, Nixon et leurs copains sénateurs buvaient du petit-lait. Une communiste racontant la vie de Staline comme sâils y étaient ! Les vices et les bringues des bolcheviks en grand écran ! Ils en avaient rêvé toute leur existence, et voilà que ça arrivait ! Aucun doute quâils étaient impatients de connaître la suite.
Le président Wood fit un signe. Cohn se pencha vers le micro :
â Miss Gousseïevâ¦
Elle le fit taire dâun geste.
â Vous ne pouvez pas comprendre ce que signifiait un dîner pareil pour une fille comme moi. En pleine famine. Avec les rues envahies de gosses à gros ventres, de femmes aussi maigres que des cadavres. Les vieux qui se jetaient sur les chiens et les rats⦠Et la peur de lâhiver. Les gens venaient au théâtre parce que le froid y
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