L’Inconnue de Birobidjan
fripées ne laissaient filtrer que la lumière gris-vert de ses iris. Lââge paraissait les avoir condensés en deux billes à la fois dures et liquides, tantôt plus froides que la glace, tantôt capables dâune tendresse dejeune fille. Elle roula ses lèvres dans une moue dubitative puis reprit son travail sans un mot, ajoutant des miettes de poisson et de lâoignon finement coupé à sa pâte. Beilke nâinsista pas. Marina comprit quâelle aussi devait se taire.
Pendant de longues minutes, toutes les trois roulèrent les boules de gefilte entre leurs paumes. Soudain, Grand-maman Lipa dit :
â Tu peux déjà apprendre ça : ce quâon fait, câest de la cuisine « avec de la graisse ». Et les gefilte fish , tu y mets le poisson que tu as sous la main. Autrefois, quand jâétais fille en Pologne â moi, je suis de Pologne et, Dieu soit béni, Il ne mâa pas laissée voir ce quâil sây passe aujourdâhui â, ma mère y mettait de la chair de carpe et les gefilte fish étaient deux fois plus grosses que celles-ci. Oui, et autrefois câétait aussi comme ça, ici, à Birobidjan. On savait ce que câétait que la tsedoké , la charité. Il fallait sâentraider, et on aimait ça. Des Juifs qui arrivaient de partout. Les vieux se mettaient avec les jeunes et on se donnait des leçons ! Certains parlaient le yiddish, dâautres presque pas. Ou alors on nâavait pas les mêmes mots. Moi, je dis tsedoké , dâautres diront rakhmounés , la pitié, tu vois, mais câest presque la même chose, alors tu apprendras les deux. On commencera demain, mais moi, je ne suis pas une enseignante, je nâai pas leur patience. Tu devras travailler.
Le soir, Beilke annonça aux autres la décision de Grand-maman Lipa. On sortit de la vodka pour fêter ça et, dès le lendemain, Marina eut sa première leçon. Durant plusieurs jours, elle apprit lâalphabet hébreu, ses multiples et difficiles prononciations, jusquâà en rêver la nuit.
Elle sâexerçait au théâtre à prononcer les phrases ou les expressions quâelle venait dâapprendre. Quand elle crut connaître assez bien lâalphabet, elle tenta de déchiffrer un vieux conte de Cholem Aleïkhem comme on déchiffre une partition. Une tentative qui déclencha le fou rire des femmes de ménage qui sâétaient installées dans la salle pour lâécouter. Le soir, elle rapporta le recueil de contes à la datcha et demanda à Grand-maman Lipa de les lui lire.
â Pourquoi ? Câest bien trop tôt, tu nây comprendras rien.
â Ãa nâa pas dâimportance. Tu me raconteras les histoires après. Je veux entendre la musique des phrases. Câest ce que je dois apprendre le plus vite : la musique du yiddish. Et tu la chantes très bien, Grand-maman Lipa !
Câétait vrai. La vieille Lipa lisait ces histoires avec une légèreté, une vie et une sincérité éblouissantes. Au fil des phrases son vieux visage revivait tous les âges et toutes les émotions. Sa main déformée jouait dans lâair, soulignant les surprises, les craintes et les énigmes. Il semblait quâon nâavait aucun besoin de comprendre le sens des mots pour être emporté par la force des contes. Ce fut lâune des plus belles leçons de théâtre que Marina reçut de toute sa carrière.
Â
Au début de février, alors que Marina et la vieille Lipa, côte à côte à la table de cuisine, répétait la prononciation dâune liste de mots, Nadia surgit, le visage tout empourpré par le froid du matin.
â Marinotchka ! Ils sont là , ils sont arrivés ce matin ! Metvei mâenvoie te chercher. Ils veulent te voir !
â Calme-toi un peu, ma fille, grogna Lipa. Qui donc est arrivé ? Les Japonais ?
â Grand-maman Lipa !⦠Les acteurs ! La troupe de Metvei. Ils sont de retour de Khabarovsk.
Ils avaient profité dâun convoi de camions chenillés assurant la relève des gardes sur la frontière mandchoue. Levine attendait Marina près des malles de costumes et des quelques décors encore entassés dans le hall du théâtre. Il lâaccompagna au foyer des
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