L’Inconnue de Birobidjan
acteurs.
â Sois indulgente, Marina Andreïeva. Ce nâest certainement pas la troupe la plus brillante que tu aies connue. Ils ne sont plus tout jeunes et ils ont roulé une bonne partie de la nuit.
Néanmoins, ce fut un choc lorsque Levine ouvrit la porte. Quatre vieux visages grognons se tournèrent vers eux.
â Metvei ! Où étais-tu passé ?
â Quâest-ce que tu as fait de nos malles ?
â Il faut quâon puisse se reposer, Metvei. Ces camions, tu ne peux pas imaginerâ¦
Malgré la chaleur intense de la salle, les femmes portaient leurs manteaux de fourrure élimés. Les pieds enfouis jusquâaux mollets dans des chaussons de laine, elles nâavaient pas ôté les fichus qui leur recouvraient la tête et les joues de plusieurs épaisseurs de fleurs bariolées. Elles se serraient autour du poêle en faïence bleu et vert qui occupait tout un angle du foyer. Un amas désordonné dâaffiches et de photos de spectacles masquait les murs, sauf dans la partie où trônait un portrait de Staline en sépia. De vieilles soies rouges rappelant un rideau de scène lâencadraient et le voilaient à demi, à la manière dâune icône mortuaire.
Un samovar électrique fumait sur une table, où lâunique acteur masculin de la troupe préparait du thé. Il était immense et devait approcher la soixantaine. Une calotte de velours pourpre repoussait ses cheveux frisés, lui dessinant une couronne touffue de neige transparente. Il sâétait enveloppé dans une longue robe de chambre matelassée, dâun bleu passé et parsemé de broderies effilochées. Comme tout lâameublement du foyer, tapis, sièges, coussins, guéridons, et même les verres à thé multicolores, cette robe de chambre devait être un ancien accessoire de scène.
Durant quelques secondes, Marina crut avoir pénétré sur une scène où se jouait une pièce inconnue. Elle perçut le rire de Levine qui goûtait sa surprise. Les actrices lui jetèrent un bref coup dâÅil négligent avant de se rapprocher de Levine. Deux dâentre elles paraissaient jumelles. Seules leurs coiffures et leurs vêtements les différenciaient. La troisième, une petite femme blonde très maquillée au corps dâoiseau, approchait la cinquantaine. Elles se mirent à parler toutes trois ensemble :
â Ah, Metvei, Metvei ! Quel voyageâ¦
â Comment as-tu pu nous demander une chose pareille ?
â Cinq heures dans ces camions qui ne sont pas chauffésâ¦
â Et en pleine nuit. Pourquoi en pleine nuit ? Ils nâont même pas été capables de nous lâexpliquerâ¦
â De toute façon, ils nâavaient rien à dire, ces pauvres gars. Tout jeunes quâils étaient, ils claquaient des dents autant que nousâ¦
â Vera a voulu se faire réchauffer par de jolis lieutenants, mais ils étaient encore plus congelés quâelle !
â Câest fini, camarade directeur, ne nous demande plus de renouveler lâexploit, câest hors de question.
â Ãa, tu peux en être sûr, Metvei : on ne bouge plus avant le printemps !
â Sans compter quâon aurait très bien pu rester à Khabarovsk. On y était fort bien installées.
â Et avec un public, mon cher ! On aurait pu y jouer encore tout le mois. Khabarovsk nâest pas Birobidjan, ça, non. Ils ont encore envie de sâamuser, là -bas.
â Tu pourras tâen rendre compte toi-même. Nous tâavons rapporté toute une collection de tsaytungen . Tu verras les articlesâ¦
â Sha, sha ! Mesdames, sâil vous plaît, un peu de calme ! Voilà , voilà qui va vous réchaufferâ¦
Le vieil acteur les réduisit au silence en leur offrant des verres de thé brûlant. Il pivota vers Marina comme si elle venait de sortir des coulisses et lui tendit les mains.
â Et qui est là , je vous prie ? Mesdames, aurions-nous oublié toute politesse ? Un peu de heflehkeit , sâil vous plaît⦠Metvei, quâattends-tu pour nous présenter ? Je suppose que câest là notre nouvelle stern  ?
Les actrices fixèrent Marina en trempant leurs lèvres dans le thé. Lâacteur lui pressa
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