L’Inconnue de Birobidjan
les avait pris au piège.Von Paulus avait été fait prisonnier avec 90 000 soldats de la Wehrmacht. Cela datait déjà de trois jours, peut-être de quatre. Ici, dans ce fin fond de lâOrient sibérien, on apprenait toujours tout avec retard.
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La nouvelle se répandit en quelques minutes. Les goyim se précipitèrent vers le bâtiment du comité tandis que les Juifs convergeaient vers le théâtre. Levine en fit ouvrir grand les portes, et la scène fut décorée en toute hâte. On sortit de la resserre à décors les bannières de velours rouge et or, frappées de la faucille et du marteau, utilisées lors des fêtes officielles. Sur lâune dâelles, offerte à la fondation de Birobidjan par la communauté juive de Kharkiv, en Ukraine, était brodée en yiddish une citation de Staline :
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La juste cause de lâinternationalisme prolétarien est la cause fraternelle et unique des prolétaires de toutes les nations.
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Entre les bannières, un immense portrait de Staline lui-même fut suspendu aux cintres. Un Staline aux tempes grises mais à la jeunesse souveraine. Repeintes dâun rose lumineux, ses joues possédaient la douceur innocente dâune peau de bébé.
Très vite, la salle du théâtre sâavéra bien trop petite pour accueillir la foule qui arrivait : des femmes, des vieux, des enfants qui sâentassèrent jusque dans le hall, se hélant les uns, les autres, sâenlaçant dans un ballet dâembrassades qui nâen finissait pas. Les compagnes de la datcha de Marina étaient là , bien sûr. En larmes, comme les autres. Grand-maman Lipa soutenait Boussia qui gémissait sans fin sur ses fils et son mari, morts sans avoir connu cette victoire tant attendue. Inna demandait à chacune de celles quâelle étreignait si elle pouvait croire que son Izik était encore en vie.
Marina, intimidée, étourdie par les cris et cette explosion dâémotions, nâosa pas les approcher. Elle se retira dans les coulisses. Inattendu, le souvenir de Lioussia Kapler occupason esprit. Comme tant de ces femmes autour dâelle, elle ne savait pas si elle pensait à un vivant ou à un mort.
Levine apparut de lâautre côté de la scène. Affairé, donnant des ordres pour installer le pupitre des discours. Avec lâintention de le rejoindre et de proposer son aide, Marina repoussa le pan fixe du grand rideau. Et elle le vit.
LâAméricain. Le Mister Doctor Apron, comme lâappelait Nadia.
Sa haute taille dominait la foule. Il embrassait des femmes, riait avec elles, les serrait affectueusement contre lui. La lumière crue des lampes jetait des reflets roux sur ses cheveux.
Pendant quelques secondes, Marina fut incapable de détacher son regard de lui. Espérant quâil devine sa présence, lève la tête vers elle. Imaginant, rêvant presque inconsciemment quâil bondissait à nouveau sur la scène. Cette fois il la prenait dans ses bras, contre lui, comme aucun homme depuis longtemps ne lâavait fait.
Un désir aussi nu quâabsurde ; aussi violent que sidérant.
Par bonheur, Nadia et Guita surgirent à son côté, les bras chargés de caissettes.
â Marinotchka ! Viens vite ! Viens nous aiderâ¦
Elles avaient déniché des guirlandes colorées et voulaient les suspendre à lâentrée du théâtre, comme pour un bal. Lâinstant suivant, un petit orchestre de violons, clarinettes et bandonéons â trois ou quatre femmes et deux vieux à longues barbes â grimpa sur la scène. Il sâinstalla sous la photo de Staline juste avant que Levine, la commissaire Zotchenska et les membres du comité sâagglutinent derrière le pupitre pour les discours.
Pendant une heure ce ne furent que hourras, applaudissements et larmes. Le poing levé, on acclama et scanda le nom de Staline. Les orateurs martelèrent la même promesse : la victoire de Stalingrad nâétait que le premier pas dâune victoire totale sur les nazis. Ce premier jour de gloire nâétait que lâaube de la gloire promise aux peuples socialistes. Le monde, désormais, avait les yeux tournés avec envie vers lâUnion soviétique. Demain, lâArmée rouge serait à Berlin. Le sang et la vie des fils de
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