L’Inconnue de Birobidjan
à lâécart de la lumière dispensée par le lumignon éclairant le portrait de Staline au-dessus de la porte.
Sur la scène, les sÅurs Koplevna, Anna Bikerman, le vieux Iaroslav et Marina répétaient la pièce prévue pour la fête. Une adaptation du grand classique de Cholem Aleikhem : Tévyé der Milkhiker , « Tévyé le laitier ». Une adaptation écrite par Levine lui-même. Un travail de dentelle afin que les rôles dâorigine sâajustent à la maigreur de la troupe. Iaroslav tenait celui de Tévyé. Vera Koplevna serait son épouse. Les jeunes filles de lâoriginal sâétaient muées en personnages comiques de tantes joués par Guita Koplevna et Anna. Marina serait lâunique fille du laitier, Tzeitel, tandis que Levine incarnerait tour à tour ses deux soupirants, Perchik lâétudiant et Fyedka le paysan.
Tévyé le laitier était une pièce acide et mélancolique évoquant la fragilité des traditions yiddish. Le temps passait et les jeunes Juifs, sensibles aux rêves des mondes nouveaux, se détournaient de lâunivers de leurs pères, dissipaient ses valeurs dans les mirages du futur. Tel était lâincertain chemin des Juifs : chaque force acquise se voyait délitée parles pouvoirs extérieurs mais également, parfois, de lâintérieur même de la communauté.
Le sujet pouvait sâavérer délicat. Surtout au moment où Staline en personne montrait beaucoup moins dâenthousiasme à ériger le Birobidjan en bastion de la culture yiddish.
Précautionneux, Levine avait ôté de son adaptation les répliques les plus acerbes de Cholem Aleikhem. Ses modifications tiraient la pièce vers la bouffonnerie et une nostalgie fataliste qui pouvaient convenir au comité exécutif de Birobidjan et recevoir lâaval du Parti. Iaroslav avait protesté contre ces changements. Mais Levine avait parié quâil serait trop heureux de jouer le personnage de Tévyé, même transformé. Et il avait eu raison.
Dans lâombre de la salle, Levine observait le jeu de Marina. Il sourit en lâentendant prononcer ces répliques quâil avait écrites pour elle. En un temps record, elle avait fait des progrès étonnants. Sa prononciation du yiddish sâaméliorait au fil des répétitions. Elle devait sâobliger à une certaine lenteur, mais accompagnait cette contrainte de tout son corps. Elle en acquérait une grâce étrange qui faisait dâelle, dans la confrontation avec les autres acteurs, un personnage à part, très moderne. Par lâeffort même quâelle mettait à en retrouver la puissance, Marina épurait la tradition du jeu yiddish.
Chaque fois quâil la voyait en scène, ou quâil lui donnait la réplique, Levine pressentait combien leur collaboration pourrait devenir remarquable. Jamais il nâavait eu pareille actrice pour donner chair à son ambition créative. Quel dommage que cette adaptation de Tévyé le laitier ne puisse être vue à Moscou ! Là , il aurait eu un public capable dâapprécier toute la valeur de son travail.
Il laissa sâachever la scène entre Iaroslav et Marina, tandis que les sÅurs Koplevna et Anna Bikerman se tenaient à lâarrière du plateau. Au premier silence il fut debout, applaudissant bruyamment. Tous se tournèrent vers la salle, aveuglés par les projecteurs. Levine se montra dans lâallée centrale. La main en visière sur les yeux, Iaroslav grogna :
â Metvei ? Câest toi ? Il est temps, camarade directeur. Quatre jours que tu nâas pas mis le nez ici. Il faut que tu revoies les trois grandes scènes de la fin. Tu mâas donné des répliques qui ne tiennent pas deboutâ¦
â Khabarovsk, lança Levine en guise de réponse. Convocation au secrétariat de région du Parti.
Iaroslav grimaça en le regardant grimper les marches sur le côté du plateau.
Vera Koplevna demanda :
â Et quelle est la mauvaise nouvelle ?
â Ne sois pas si négative, Vera. Les choses bougent, et nous avec.
â Précisément ce que nâaime pas Tévyé, grommela Iaroslav. Vas-y, Metvei, assène le coup. Nous ne pouvons plus jouer la pièce, câest ça ?
â Tu te
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