L’Inconnue de Birobidjan
terre.
Marina restait muette. Levine baissa le front, joignit les mains, lâobserva :
â Tu penses à Mascha Zotchenska ? Je ne te mentirai pas. Mais ce quâil y a entre Mascha et moi nâest rien. Seulement le fruit de la vie ici. Ennui et solitude. Nous sommes des hommes et des femmes, nâest-ce pas ? Zotchenska ne se raconte pas dâhistoires, elle non plus. Elle nâimagine rien pour plus tard, je le sais.
Levine releva la tête, chercha les yeux de Marina avec un drôle de sourire.
â Je suis sûr que tu comprends ce que je veux dire.
Il y eut un silence. Un peu dâembarras. Marina se taisait toujours. Levine esquissa un geste pour se rapprocher, mais il changea dâavis et contourna son bureau. Son beau visage était comme nettoyé des émotions qui venaient de le traverser. La menace que Marina craignait depuis un moment jaillit soudain dans lâéclat de son regard, la vibration de sa voix, le petit tremblement qui durcissait ses lèvres.
â Pense à toi, Marina. à la manière dont tu es arrivée ici et comment tu pourrais en repartir. Et puis je veux te donner un conseil. Au sujet de lâAméricain. On murmure des choses⦠Sois plus prudente. Câest quelquâun quâil vaut mieux éviterâ¦
â Metveiâ¦
â Le comité tolère lâAméricain parce que Birobidjan a besoin dâun médecin et que personne ne sait encore se servir de ses appareils. Mais ça ne durera pas. On nâa pas confiance en lui. Câest un fourbe. Il nous espionne. Jâen suis certain. Un de ces jours, je découvrirai ce quâil cache⦠Je te lâai dit, je suis patient. Patient pour tout. Câest comme ça que lâon obtient ce que lâon veut. Pense à ce que je viens de te proposer, Marina. Pense à ce que tu pourrais devenir avec moi. Fais le bon choix.
Â
Marina ne confia la proposition de Levine à personne. Ni à Beilke ni à Grand-maman Lipa. Certainement pas à Nadia, et encore moins à Apron.
Il aurait fallu éclaircir tant de choses !
Mais elle brûla des heures dâinsomnie à revivre chacun des mots prononcés par Levine, chacun de ses gestes.
Souvent, au tout début de leur relation, Michael et elle avaient évoqué Levine et le danger quâil représentait. Apron disait : « Je connais les types comme lui. Un serpent. Il te veut. Il saura attendre le bon moment. »
Il avait raison. Plus que jamais. Dâautant quâil était désormais évident que Levine se doutait quâelle voyait Apron. Etprobablement, dès quâil serait à Moscou, chercherait-il à se renseigner sur elle. Au retour, il saurait tout, et dâabord ce quâelle fuyait.
Ãtrangement, ironiquement, cette conclusion la réconforta. Metvei Levine était de la race des apparatchiks. Son ambition de grimper les échelons du pouvoir, et du Parti, ne connaissait aucune borne. Pour cela, il renierait sâil le fallait son passé juif, lâÅuvre de ceux qui lâavaient précédé et cette espérance dâune terre juive qui sâappelait « Birobidjan ».
Metvei la désirait, peut-être même admirait-il réellement son travail. Pourtant il ne voyait en elle quâun instrument qui lui permettrait de briller auprès de ses maîtres. Lorsquâil apprendrait quâelle était marquée au sceau dâinfamie des ennemis de Staline, elle nâexisterait plus pour lui. Il la fuirait comme un vêtement souillé par une maladie mortelle.
Dâici là , elle nâavait quâà être patiente à son tour.
Et ce fut dâautant plus facile dans les jours qui suivirent que Levine dut composer avec cette incroyable décision du Parti : pour la première fois depuis la naissance du Birobidjan, la pièce du GOSET pour le 7 mai se jouerait sans un mot de yiddish !
Partout, dans les datchas juives, les petits ateliers, les boutiques, les fermes, ce fut la consternation. Des groupes protestèrent devant le théâtre. Levine dut confirmer lâimpensable. Il fit preuve dâun calme que beaucoup jugèrent frôlant lâindifférence. La politruk Zotchenska et deux ou trois membres du comité vinrent le soutenir. Le lendemain, le Birobidjanskaya Zvezda publia le décret du département
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