L’Inconnue de Birobidjan
trompes, Iaroslav. La pièce nâest pas interditeâ¦
â ⦠Mais nous nâallons pas la jouer en yiddish.
Anna avait achevé la phrase de Levine. Il opina, écartant les bras en signe dâimpuissance.
â Je nâai rien pu faire.
â Je le sentais, murmura Anna. Jâétais certaine quâils ne nous laisseraient pas jouer en yiddish. Je tâavais prévenue, Marina, nâest-ce pas ?
â Ce sont ceux de Khabarovsk qui ont décidé ça ? gronda Iaroslav.
â Après le succès quâon a eu là -bas cet hiver ? renchérit Guita Koplevna. Quelle honte !
â Non, ce nâest pas eux , la coupa sèchement Levine. La camarade Priobine mâa juste transmis la directive de Moscou.
Levine tira un papier de la poche intérieure de sa veste. Il le déplia devant eux et pointa le tampon du département de la Culture du comité central.
Iaroslav ricana.
â Ungehert ! Ungehert ! ⦠Notre grand Staline aurait-il oublié quâil a lui-même voulu que le Birobidjan soit la terrede la langue du peuple juif dâEurope, le yiddish ? Dieu nous préserve ! Quâest-il écrit sur le fronton de notre théâtre ? Théâtre juif dâÃtat. Et câest écrit en yiddish  ! Qui lâa voulu ? Tout le Politburo. Kaganovitch est venu nous lâannoncer en personne !
â Ãa suffit, Iaroslav. Ne te crois pas tout permis. Nous allons jouer la pièce en russe, et sans discuter.
â Alors il va falloir que tu mâexpliques quel sens elle pourra bien avoir, cette nouvelle pièce russe, camarade Levine, déclara la discrète Guita Koplevna avant de disparaître dans les coulisses.
Après une seconde dâhésitation, les autres lui emboîtèrent le pas. Levine sâavança pour retenir Marina.
â Reste un instant, sâil te plaît. Je veux te parler.
Marina regarda les autres sâéloigner. Levine soupira.
â Je suis aussi désolé quâeux. Je sais ce quâils ressentent. Mais ils sont vieux, têtus, et ne veulent pas comprendre quâil est des moments oùâ¦
Il nâacheva pas sa phrase, haussa les épaules.
â Mais je les connais. Ils bouderont puis finiront par jouer en russe⦠Câest surtout pour toi que je suis déçu. Tu as tellement travaillé pour être à la hauteur de ce rôle en yiddish. Quel dommageâ¦
â Pour moi, ce nâest pas perdu. Pour les autres, ça va être un choc. Les habitants de Birobidjan. Ils attendent tellement cette pièce.
â Je sais. Mais quâest-ce que je peux y faire ?
Il y eut un bruit dans les coulisses. Deux femmes, qui servaient aussi bien de machinistes que dâaides éclairagistes, apparurent :
â Câest fini, camarade directeur ? On coupe les projecteurs ?
Levine acquiesça et fit signe à Marina de le suivre.
â Allons dans mon bureau.
Il précéda Marina dans les couloirs, sans un mot. Elle tenta de deviner son humeur. Que lui voulait Levine ? Pourquoi cet aparté ? Ãtait-il au courant, pour Apron et elle ?
Elle le connaissait assez, à présent, pour savoir combien il aimait jouer au chat et à la souris. La peur lâétreignit comme un spasme.
Aussitôt dans le bureau, Levine sâaffaira autour de son samovar, offrit du thé, la pria de sâasseoir dans lâun des fauteuils mais resta debout, tournant doucement son verre brûlant entre ses paumes.
â Marina Andreïeva, une autre nouvelle mâattendait à Khabarovsk. Après la fête de mai, je dois me rendre à Moscou. Le comité central veut me confier de nouvelles fonctions au département de la Culture. Quelque chose de plus important que la direction de ce théâtre. Je ne sais pas quoi encore⦠Peut-être une direction régionale.
â Oh⦠Toutes mes félicitations, Metvei. Je suis contente pour toi ! Je suppose que câest ce que tu souhaites depuis longtemps.
Levine opina dâun air satisfait. Puis il redevint solennel. Et un peu raide. Enfin il se décida à tirer un siège près de celui de Marina.
â Marina, il y a autre chose⦠Quelque chose à quoi je pense depuis des semaines et, aujourdâhui, après cette décision, je
Weitere Kostenlose Bücher