L’Inconnue de Birobidjan
accordent toujours un peu de temps aux cerveaux des accusés pour intégrer leur jargon.
McCarthy, Nixon, Mundt et Wood dévisageaient Marina avec la même expression satisfaite et méprisante. Elle les ignorait. La tête légèrement inclinée, elle fixait la table devant elle. Impossible de savoir ce quâelle pensait. Ses cheveux masquaient en partie son visage, mais ce que lâon devinait de ses traits était parfaitement calme. Plus rien nâétait visible de sa fureur. Sous ses yeux, ses cernes doucement gonflés possédaient une sorte de tendresse, de délicatesse qui contredisaient la dureté de la bouche.
Une fois encore, je ne pus mâempêcher de la trouver incroyablement belle. Et jâétais certain de ne pas être le seul dans la pièce. Ni que ce soit un atout pour elle devant cette brochette de machos obnubilés par la crainte de perdre la face devant une femme.
Wood fit résonner son maillet.
â Vous pouvez vous asseoir. La Commission a encore des questions à vous poser.
Elle ne bougea pas. Nâeut pas la moindre réaction.
Cohn dit :
â Miss Gousseïev ?
Sans plus dâeffet.
Wood fit un signe aux gardes. Lâun dâeux tira la chaise et voulut y pousser de force Marina. Elle se dégagea dâun coup dâépaule. Elle releva le visage et toisa McCarthy et Nixon. Lâimage dâun gibier au moment de lâhallali, faisant face aux plus dangereux chiens de la meute, me revint. Mais elle ne montra pas les crocs. Seulement du mépris.
â Posez vos questions, je ne répondrai plus. Câest fini. Je ne dirai plus rien.
â Miss Goussovâ¦
â Il est inutile que je vous parle. Vous nâécoutez pas. Je suis la femme de Michael Apron. Nous nous sommes mariés. Mais vous ne voulez pas me croire. Vous voulez simplement entendre ce qui vous arrange.
â Vous êtes quoi ? Sa femme ?
Wood en avait la bouche pendante. McCarthy aboya :
â Apron vous a épousée ? Quâest-ce que câest que ce nouveau mensonge ?
Je notai quâil avait lâair plus furieux que surpris.
Elle se contenta de sourire. Cohn insista :
â Vous refusez de répondre ?
â Vous inventez mon histoire. Vous nâavez pas besoin de moi pour ça.
Et ce furent ses derniers mots devant la Commission.
Â
Pendant un bon quart dâheure ils firent tout leur possible pour lâobliger à desserrer les dents. Avait-elle une preuve de ce mariage ? Où avait-il eu lieu, quand, pourquoi ? Ne pas répondre à la Commission constituait un nouvel outrage envers les membres du Congrès. Quâespérait-elle ? Sâen sortir comme ça ? Nâéprouvait-elle aucune honte à salir avec ses mensonges la mémoire dâun mort, dâun soldat de lâAmérique libre ?
Leur énervement était comique. Elle ne céda pas. Elle conservait le même visage calme, la même bouche close et dure. Mais dans le bleu si dense de ses iris je vis briller tout le plaisir dâune revanche. Elle leur avait lancé un appât. Ils y avaient mordu, mais leurs dents claquaient sur du vide.
Nixon finit par avoir un grognement de dépit. Je continuais à observer McCarthy et à le trouver plutôt songeur. Comme si sa colère était de la comédie. Il marmonna quelque chose à lâintention de Wood, qui fit résonner le maillet et déclara lâaudience ajournée. Il ferait savoir plus tard quand elle reprendrait.
On regarda Marina disparaître derrière la porte en emportant son mystère. Câétait bien joué. Une des plus belles sorties de théâtre que jâaie pu voir.
Mais je fixais encore McCarthy. Jâaurais juré que pour lui cette histoire de mariage nâétait pas un scoop. Et mon intuition était bonne. Même sâil me fallut encore quelques jours pour en avoir la certitude, grâce à T. C. Marina ne mentait pas. Elle était bien lâépouse de Michael Apron.
Birobidjan
Mai, octobre 1943
La fête dâanniversaire de la création du Birobidjan approchait à grands pas. Il ne restait plus quâune vingtaine de jours avant le 7 mai. En fin de journée, Metvei Levine pénétra discrètement dans la salle du théâtre. Il sâassit sur lâun des sièges du fond,
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