L’Inconnue de Birobidjan
était plus supportable que dans les appartements. Nous, on jouait du matin au soir pour oublier la faim. Les répliques nâétaient que des mots qui faisaient passer le temps. On jouait les héros de la Révolution, mais personne nây croyait plus. Câétait comme raconter un conte⦠Les vieux se souvenaient de la guerre civile, après le coup dâÃtat de 1917. à lâépoqueâ¦
Le marteau de Wood sâabattit. Tout le monde sursauta.
â Miss Gousseïev !⦠Nous ne sommes pas ici pour écouter un cours dâhistoire soviétique.
â Ce dîner au Kremlin a changé ma vie.
Cohn embraya.
â Quel rapport avec lâagent Apron ?
â Appelez-le comme vous voulez. Moi, je nâai jamais connu que Michael Apron.
â Lâagent Apron nâétait pas à Moscou en 1932.
Cohn souriait, content de lui. Elle ne prit pas la peine de répliquer. Elle regardait ses mains. Ou, à travers elles, un souvenir très lointain.
Wood sâimpatienta.
â Répondez à la question, Miss Gousseïev.
Elle ne céda pas tout de suite. Haussa les épaules.
â Le soir du dîner, quand le vieux Kalinine sâest levé, il voulait calmer Staline. Quâon ne parle plus de la famine et que Nadedja Allilouïeva se tienne tranquille. Je ne lâai su quâaprès, mais ils se méfiaient tous dâelle. Elle seule était capable de sâopposer à Staline. Les autres se tenaient pliés en quatre devant lui. Elle, non. Elle disait ce quâelle avait sur le cÅur. Ãa leur fichait la trouille. Alors, pour changer de sujet, Kalinine sâest mis à parler des Juifs. Il a annoncé que le Birobidjan allait être la nouvelle région autonome juive. Une décision approuvée par le camarade Staline. Un grand moment pour tous les Juifs du monde. Pour la première fois depuis deux mille ans, ce peuple aurait sa terre⦠Kalinine était très fier de lui.
â Où est ce Birobidjan, Miss Gousseïev ? Personne ici nâen a jamais entendu parler. Ni que les communistes aient créé un Ãtat juif.
Cohn arborait son sourire de gigolo. Elle lui opposa un regard de glace.
â Câest que vous nâêtes pas un si bon Juif que ça, monsieur le procureur. à New York ou à Los Angeles, quantité de Juifs connaissent lâexistence du Birobidjan. Et depuis longtemps.
â Miss Gousseïev !
Wood sâacharna à nouveau sur son marteau. Pour rien. Le mal était fait. La salle riait, les sénateurs comme les secrétaires. Les joues de Cohn se colorèrent dâune belle teinte cramoisie.
La Russe ne laissa pas Wood se lancer dans un sermon. Elle avait compris comment ça marchait. Très calme, comme si câétait elle qui menait le bal, dâun mouvement de chef dâorchestre elle fit cesser les rires.
â Mais câest ce que tout le monde a demandé à Kalinine ce soir-là  : Mikhaïl Nicolaïevitch, où se trouve le Birobidjan ? Vorochilov est allé chercher une carte. Ou Molotov, je ne sais plus. Avec son couteau, Staline nous a montré une étendue de steppe aussi vaste que lâUkraine au long du fleuve Amour. Sur la frontière mandchoue. Quelques baraques de bois pour faire un village. Voilà ce que câétait, le Birobidjan. Un nulle part comme il y en a partout en Sibérie, à huit cents kilomètres de Vladivostok. Polina Molotova sâest écriée : « Iossif, tu veux envoyer tous les Juifs en camp  ?  »
Ses paupières se fermèrent à demi. Les lèvres frémissantes, elle reprit :
â Staline a pouffé de rire. Un gros rire dâenfant. Il a dit : « Polina, Polina, Polinaâ¦Â » Son prénom comme une caresse. Polina Molotova a rougi. Plus du tout fâchée, au contraire. Ãa aussi, Staline sait faire. Vous prendre pour une idiote, mais tendrement. Comme si câétait une de vos qualités.
Elle nous observa, comme pour nous prendre à témoin. Les sénateurs restèrent figés. Elle poursuivit, soulignant ses mots à petits gestes.
â Ensuite, Kalinine et Staline ont expliqué que câétait une idée formidable. Depuis la Révolution, les bolcheviks avaient déjà fait beaucoup pour les Juifs. Ils ne vivaient
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