L’Inconnue de Birobidjan
plus dans les « zones réservées ». Ils pouvaient choisir leur travail. Des camarades citoyens comme les autres. Un peuple comme les autres de la grande union des peuples soviétiques. Sauf quâils nâavaient toujours pas de terre ni de pays. Les Juifs rêvaient encore et encore de leur Israël⦠« Eh bien, nous, les bolcheviks, a dit Staline, nous réalisons leur rêve. Le rêve de tous les Juifs du monde : on leur donne un pays. Le Birobidjan. Israël en Sibérie ! » Polina Molotova était bouche bée. Elle est juive. Comme bien dâautres au Politburo, à lâépoque. Kaganovitch, Boukharine⦠Et quand ce nâétaient pas les hommes qui étaient juifs, câétaient leurs épouses. Kalinine riait et expliquait : « Ils seront libres. LeBirobidjan sera un oblast indépendant, comme tous les oblasts de lâUnion soviétique. Ils cultiveront la terre, et ce sera toujours mieux que les koulaks. Au moins, là , pas de famine à craindreâ¦Â » Staline a ajouté : « Ils parleront le yiddish. Pas lâhébreu. Lâhébreu, câest bon pour les synagogues. Le yiddish, câest leur vraie langue depuis mille ans. Ils mangent, ils dansent, ils chantent en yiddish. Parfait. Une langue, un peuple, un pays. Voilà la recette du bonheur des bolcheviks ! » Ce genre de discours. Avec des toasts, bien sûr. Ãa a duré un moment. Je ne me souviens pas de tout. Je nâécoutais quâà moitié. Ãa ne mâintéressait pas beaucoup.
Cohn ricana :
â Le destin des Juifs ne vous intéressait pas, Miss Gousseïev ?
â à ce moment-là , je me demandais surtout comment cette soirée allait se terminer pour moi.
â Vous nâaimiez pas les Juifs ?
â à lâépoque, non.
â Ah ? Vous avez changé dâavis depuis ?
â Jâavais à peine vingt ans. Jâétais comme tout le monde.
â Vous voulez dire que les Russes nâaiment pas les Juifs ?
â Pas plus quâon a lâair de les aimer ici, dans cette commission. En tout cas, dâaprès ce que jâai pu lire dans les comptes rendus des journaux.
Ce fut énoncé calmement, sans quitter Cohn des yeux. Ãa valait un grand coup de torchon dans la figure, et câest comme ça quâil le prit. En grimaçant. Il y eut des grondements dans la salle. Une voix aigre et un accent du Texas sâimposèrent :
â Miss⦠Miss Gee⦠quel que soit votre nom, si vous continuez sur ce ton, je demanderai au président Wood de clore lâaudience et vous irez tout droit en prison. Vous nâêtes pas ici pour exprimer vos jugements sur cette commission.
Câétait Nixon, incliné sur son micro tel un vautour. Elle se tourna pour lui faire face. Elle souriait. Le premier vrai sourire que je lui voyais. Magnifique, triste, profond. Sans une parcelle de crainte. Je nâen revenais pas. Elle sâamusait.
â De toute façon, monsieur, câest là que vous allez mâenvoyer, nâest-ce pas ? En prison. Quoi que je dise, ça finira de cette manière. Nous le savons tous.
Non. Elle ne sâamusait pas. Il mâa fallu quelques jours pour le comprendre. Elle avait besoin de parler, de raconter son histoire. Un besoin immense. Aussi vital que respirer ou manger. La raconter devant la Commission nâavait aucune importance. Ou peut-être était-ce le meilleur moyen pour que le plus grand nombre puisse lâentendre ? Il fallait que toute cette histoire sorte de son cÅur, de sa tête. Cohn, Wood, Nixon, McCarthy⦠Tous ces types qui voulaient la coincer nâétaient pas près de lui faire peur.
Elle garda le sourire.
â Vous mâavez demandé la vérité. La voilà . Je ne dis rien dâautre. La vérité comme je la connais. Et la vérité, câest que je nâaimais pas les Juifs à lâépoque. Pour les mêmes raisons que tout le monde ressasse. Les Juifs sont trop ceci et pas assez cela. Trop intelligents, trop malins, trop riches, trop avocats, médecins, professeurs, musiciens, acteurs⦠à lâépoque, avant le Birobidjan, il y avait quantité dâacteurs juifs à Moscou. Et des théâtres juifs partout, dans toutes les
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