L’Inconnue de Birobidjan
calme.
Du bout des doigts elle me ferma la bouche. Son parfum me brûlait la gorge. Et aussi sa vie, sa légèreté, sa fausse insouciance. La rencontre avec Wood le matin, les horreurs vécues par Marina et les mots de T. C. à son départ mâavaient raboté les nerfs jusquâà la corde. Voir Shirley si fraîche, si solide, respirer sa chair si vivante me bouleversèrent.
Elle ouvrit elle-même la bouteille de bourbon, en versa dans deux verres, mâen offrit un avant de désigner le rapport.
â Jâai eu ce papier sous les yeux pendant cinq minutes, hier à midi. Wood déjeunait. Lizzie Doland, ma chef, mâa demandé de placer des documents dans le coffre-fort du sénateur. Le dossier de lâIrlandais de la CIA était là . Et le rapport à lâintérieur, sur le dessus. Je nâai lu que la fin, mais jâai vite compris.
Shirley frappa son verre contre le mien.
â Sauf que, tout dâun coup, câétait comme gagner au bingo sans pouvoir passer à la caisse. Je ne savais plus quoi faire. Si je volais le rapport, la CIA me tomberait dessus avant que je puisse dire ouf. Et pas moyen dâen faire une copie. En plus, Wood devait rendre le dossier à la CIA avant ce soir. Tout ça allait disparaître.
Elle trempa les lèvres dans son verre, sâassit sur le canapé. Je mâimpatientai. Je pris le rapport, relu lâen-tête.
â Et ?
â Jâai fait preuve dâinitiative. Mais si ça ne tâintéresse pas, je pose mon verre et on en reparlera plus tard.
â Shirley !
â Dès quâil est revenu de déjeuner, je suis allée voir Wood. Je lui ai expliqué que jâavais rédigé la fausse autorisation, mais que si le FBI me coinçait je jurerais que jâavais fait ce faux à sa demande à lui, le sénateur Wood, et quâil le confirmerait⦠Tu peux imaginer les hurlements. « Vous êtes folle ! Jamais de la vie ! Personne ne vous croira. Et pourquoi aurais-je fait ça ? » Réponse : « Parce que vous avezeu la preuve noir sur blanc que cette femme est innocente du meurtre dâApron, monsieur le sénateur. Câest écrit dans ce rapport de lâOSS qui est rangé dans votre coffre. Et comme vous êtes un homme justeâ¦Â » Nouveaux cris, et ainsi de suite, jusquâà ce que je lui fasse comprendre quâil avait bien plus à perdre en soutenant les mensonges de McCarthy et de Nixon quâen se conduisant en honnête homme. Wood ne veut pas le montrer, mais il a une peur bleue de McCarthy et de Nixon.
â Alors, câest à cause de toi quâilâ¦
â Ce quâa raconté notre amie russe lâa impressionné. Il a pensé que, pour sa campagne anti-comies , Miss Gousseïev pourrait lui être plus utile vivante que grillée sur la chaise électrique. Et cette carafe jetée à la figure de Nixon ne lui a pas déplu⦠Donc, il mâa appelée hier soir à la maison, vers dix heures : « Shirley, comment peut-on sây prendre ? » « Pas de problème, monsieur le sénateur, jâai un ami tout prêt à vous aider. » Et voilà .
â Mais pourquoi quitter ton job ?
â Parce quâil faudra tout de même un coupable. Tu devras expliquer dâoù tu tiens ce rapport, non ? Moi, je serai la tête de linotte qui aura malencontreusement mêlé ces papiers top-secrets à une pile de vieux formulaires bons pour la poubelle â véridique : Lizzie sâest débarrassée de deux cartons de paperasse cet après-midi. Et comme chacun sait que les journalistes adorent fouiller les poubelles⦠Dès demain matin, Wood anticipera les choses et annoncera quâil me vire. Ãa tombe bien, il est temps que je change de boulot. Je ne supporte plus ces audiences de la Commission.
Jâen étais sans voix.
Shirley eut un petit rire de gorge qui me fit trembler. Elle quitta le canapé, me retira mon verre pour en boire une gorgée avant de poser sa bouche humide de bourbon sur la mienne.
Un peu bêtement, parce que jâavais ça en tête depuis trop longtemps, je lui demandai :
â Ce parfum, câest Wood qui te lâa offert ? Et ça ne date pas dâhierâ¦
â Oh, tu
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