L’Inconnue de Birobidjan
faisait dix ans. Jâallais bientôt en avoir trente. Alexeï a voulu me convaincre que je ne risquais plus rien. « Staline tâa oubliée, Marinotchka. Il ne sait même plus que tu existes. » Pourtant, non, jâavais encore peur. Puis les nazis ont envahi lâUnion soviétique. En juin 1941. Il leur a suffi de quelques semaines pour prendre lâUkraine, atteindre Kiev et encercler Leningradâ¦
â Nous connaissons cette histoire, Miss Gousseïev.
â Non, vous ne la connaissez pas ! Vous nâen avez pas la moindre idée. Vous nâavez jamais été dans un pays envahi par des millions de soldats allemands qui détruisent tout ce quâils approchent ! Vous nâavez jamais couru dans les rues sous les bombes sans savoir où trouver un abri⦠Les bombardements ont commencé en juillet. Personne ne sây attendait. En août, les Allemands ont pris Kiev. Ils encerclaient Leningrad. Plus question de tourner des films. Les studios ont été transférés à Alma Ata. Alexeï a refusé de fuir. Il mâa dit : « Il faut tenir. Il nây a pas que les bombes et les balles. Le théâtre aussi est une arme. Câest ta chance et ton devoir. Tu dois retourner sur scène. On va montrer aux barbares nazis que le théâtre russe est debout, Marinotchka. Tu verras, Staline lui-même viendra tâapplaudir. »
Moscou
Août 1941, janvier 1943
Moscou nâétait plus Moscou. En un seul après-midi de juillet 1941, la ville changea. Sans que sonne la moindre alarme, les bombardiers allemands noircirent le ciel dâété tel un grouillement de poux sur un tissu propre. Jusque tard dans la nuit, le hurlement des Stukas en piqué déchira les poitrines. Les bombes éventrèrent les maisons, mirent le feu aux immeubles. Bouche ouverte, yeux écarquillés, avalant la poussière, chacun sâaveugla dâhorreur.
Les obus touchèrent le Bolchoï, la Vieille Place et les immenses bâtiments de lâuniversité, rue Mokhovaïa. Les Heinkel et les Messerschmitt sâacharnaient sur les vieux quartiers aux maisons de bois. Les nazis espéraient sâen servir comme dâune mèche qui enflammerait toute la ville. Dans lâaube, des fumées âcres dansaient, voilant le soleil. De fins débris en suspension se déposaient en couches épaisses sur les trottoirs.
Depuis juin, il avait suffi de trois courtes semaines pour que la horde fasciste envahisse la Pologne et lâUkraine. Désormais, elle nâétait plus quâà cent kilomètres de Moscou. Des files dâattente interminables se formaient devant les bureaux dâenrôlement. Tous voulaient partir pour le front. La guerre donnait un nouveau souffle à ce peuple courbé. La rage chassait la frayeur. La volonté de se battre, de repousser lâenvahisseur, brisait lâhumiliation et la peur queStaline faisait régner sur lâURSS depuis dix ans. La fierté russe, disparue depuis si longtemps, renaissait enfin.
On couvrit les toits des immeubles de sacs de sable pour éteindre les fusées incendiaires. On dressa les canons fuselés de la défense anti-aérienne sur les terrasses les plus vastes. Tout le monde apprit bientôt à distinguer le rugissement des Heinkel de celui des Messerschmitt. Le feulement des Stukas en plongée brûlait les reins dâeffroi. Crachant la mort, ils frôlaient les toits et mitraillaient les avenues, grêlant les façades, abattant les vieillards comme les enfants. Les Heinkel, eux, demeuraient en altitude. Leur ronronnement régulier, un peu mou, comme indifférent, annonçait le sifflement terrifiant des bombes.
Il fallut calfeutrer les vitres. Les nuits devinrent opaques. Pendant les alertes, beaucoup ne supportaient pas de se tenir dans les abris. La chaleur y était étouffante, lâécho des grondements vrillait les nerfs. Mieux valait être dehors, à aider à éteindre les incendies ou simplement à lever un poing vengeur contre le ciel.
Après avoir semé le chaos par lâeffet de surprise, les Allemands se révélèrent aussi routiniers que méthodiques. Les bombardiers approchaient Moscou chaque nuit vers vingt-deux heures. Personne nâattendait le mugissement des sirènes pour se préparer. Les mères conduisaient leurs
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