L’Inconnue de Birobidjan
Ensuite, selon sa volonté, le NKVD sâen est pris à lâArmée rouge. Soixante-dix mille officiers, capitaines, commandants et généraux ont été exterminés⦠La pire des pestes nous rongeait : la peur. La très grande peur. Une panique qui brûlait la tête. Certains ne pouvaient plus voir leur reflet dans un miroir. Ceux qui ne supportaient pas se suicidaient. Cela semblait si apaisant, de mourir. Câétait mieux que de vivre avec cette peur. Les suicides, on ne les comptait plus. Chaque fois que jâapprenais un nouveau suicide, je pensais à Nadedja Allilouïeva. Maisquand on nâavait pas le courage du suicide, il était difficile de ne pas devenir un monstre. La peur vous pourrit lââme. On ne ressent plus rien dâautre. Lâenvie vous vient de caresser vos bourreauxâ¦
â On a compris, Miss, la coupa Wood. Vous ne répondez pas à la question : pourquoi vous a-t-on épargnée ? Puisque Staline sâen prenait à tous ces gens, pourquoi pas à vous ?
Elle lâobserva en refermant la bouche. Elle laissa le silence peser sur la salle sans quitter Wood des yeux. Un mauvais silence plein dâombres où rôdaient les mots quâelle venait de prononcer. Cohn intervint :
â Miss Gousseïev, répondez à la question, sâil vous plaît.
Elle ne lui accorda aucune attention. Elle continua de fixer Wood. Il se tortilla sur sa chaise. Cette fois, ce fut McCarthy qui gronda :
â Vous refusez de répondre ?
â Je vous réponds. Je vous dis : je nâai pas peur de vous. Jâai eu peur pendant toutes ces années, mais aujourdâhui, câest fini. Je nâai plus peur. Jâai connu la peur pendant trop longtemps, elle ne mâimpressionne plus. Les gens comme vous non plus ne mâimpressionnent pas.
Pour la première fois, pendant deux ou trois secondes, je vis Wood mal à lâaise. Il était habitué aux cris, aux protestations, aux colères, aux larmes. Pas à ce calme.
La carapace de McCarthy et de Nixon était autrement plus épaisse. Rien de ce qui était humain ne les atteignait.
â Miss Goussov, pas de commentaires, grogna McCarthy. Répondez seulement à la question quâon vous a posée.
â Pourquoi ? Vous nâécoutez pas mes réponses. Vous voulez des oui et des non . Câest stupide. La vie ne se réduit pas à des oui et des non. Ou peut-être la vôtre ? Ce ne doit pas être drôle.
Shirley réprima un gloussement. McCarthy ricana en tapotant devant lui le gros dossier quâil nâavait toujours pas ouvert.
â Je vous déconseille ce ton, Miss. Il ne peut rien vous apporter de bon.
La tranquillité de McCarthy mâétonna. Je commençai à mâinterroger sur ce quâil avait sous la main. Mais Cohn ne laissa pas traîner les choses.
â Puisque vous ne jouiez plus au théâtre, de quoi viviez-vous ?
â Jâai travaillé au cinéma. Il y avait deux grands studios officiels : Gorki Film et Mosfilm. Ils avaient toujours besoin de filles pour des petits rôles. Deux ou trois minutes ici et là . Parfois, je travaillais pour plusieurs films dans la même semaine. Parfois rien pendant un mois. Ãa allait. Personne ne me posait de questions. Et personne ne mâa refusé un travail. Câest comme ça que jâai rencontré Alexis Jakovlevitch Kapler.
â Vous pouvez épeler ce nom pour les sténos, Miss Gousseïev ?
Elle obéit en se tournant vers nous. Cette fois, elle ne poussa pas son regard jusquâau mien.
â Jakovlevitch, câest un nom juif ? demanda Nixon.
Elle feignit de ne pas entendre la question. Les autres aussi. Pour une fois, Cohn parut gêné.
â Poursuivez, Miss Gousseïev.
â Alexeï est un homme comme aucun autre. Peut-être vit-il encore. à Birobidjan, jâai prié pour lui⦠Toutes les filles étaient amoureuses de lui. Moi aussi. Câest le premier homme que jâai aimé. Câest un grand réalisateur. Il a compris que je mourais de ne pas retourner sur la scène. Une nuit, je lui ai confié pourquoi je ne pouvais plus jouer au théâtre. Câétait la première fois que je racontais ce qui sâétait passé au Kremlin. Cela
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