L’Inconnue de Birobidjan
général du Parti communiste dâURSS, Iossif Staline, avait tous les moyens de faire pression sur vous. Pourtant, vous prétendez nâêtre pas communiste. Nâest-ce pas étrange ? Cela aurait pu être une protection.
Cette fois, elle sourit.
â Vous ne connaissez pas notre pays, monsieur. Encore moins Staline. En URSS, être un bon communiste nâa jamais protégé quiconque. La Sibérie est pleine de bons communistes. Les cimetières aussi. Le Goulag a été inventé pour les accueillirâ¦
McCarthy lâinterrompit :
â Précisément, Miss Gousseïev. Vous nâavez pas été arrêtée. Vous êtes bien vivante. Cependant, si on vous croit, vous nâêtes pas communiste. Comment expliquez-vous ce miracle ?
â Iossif Vissarionovitch mâa donné une chance.
â Une chance. Quelle chance ?
â Il mâa laissée devenir juive.
McCarthy, Nixon et Mundt sâesclaffèrent. Un même petit croassement méprisant et sec.
â Je suis pas sûr de vous comprendre, Miss Goussov, gloussa Nixon. Expliquez-nous ça.
Le regard de Marina flotta sur les sténos. Puis jusquâà moi. Impossible de savoir si câétait volontaire ou une habitude du métier. Ce genre de coup dâÅil avec lequel une actrice jauge une salle avant de se lancer. Quand même, je ne pus mâempêcher de lui faire un signe dâencouragement.
â Je vous lâai déjà dit. Après la nuit du Kremlin, jâavais peur. Tous les jours, tout le temps. Pendant des années. Et jâai appris que lâOncle Abel, celui qui était derrière le cercueil de Nadedja Allilouïeva, avait été fusillé. Egorova aussi a été arrêtée. Je ne sais pas ce quâelle est devenue. Après, ça a été Ordjonikidze et Boukharine. Eux, on a dit quâils sâétaient suicidés⦠Jâosais à peine sortir de chez moi, parce quâaprès jâavais encore plus peur dây revenir. Je tournais cent fois autour de mon immeuble avant dâen pousser la porte. Je restais à écouter dans la cage dâescalier sans oser monter. Je devenais folle. Dans la rue, je ne supportais pas quâon marche derrière moi. Mais tout le monde faisait pareil. Tout le monde avait peur des manteaux de cuir. Tout le monde tremblait. On se méfiait de toutâ¦
Cohn lâinterrompit dâun geste.
â Les « manteaux de cuir » ?
â On les appelait comme ça. Les agents de la Guépéou. Par la suite, la Guépéou sâest appelée le NKVD. Mais câétaient les mêmes. En été aussi, ils portaient des manteauxde cuir. Comme vos agents du FBI avec leurs imperméables et leurs chapeaux. Sauf que ça leur donne un air un peu plus mou que chez nous.
â Gardez vos commentaires pour vous, Miss, grommela Wood. Poursuivez.
â Les manteaux de cuir frappaient à une porte, arrêtaient quelquâun, et on ne savait plus ce quâil devenait. Vivant ou mort, impossible de lâapprendre. Sa femme, sa maîtresse, ses enfants nâavaient plus le droit de travailler. Ils devaient quitter leur logement. Il ne fallait plus les approcher. Ils étaient devenus contagieux. Il suffisait de leur sourire pour attraper leur mal. Le plus souvent, ils disparaissaient à leur tour. Personne nây échappait. Ils ont arrêté Boukharine et Ordjonikidze. Des hommes puissants que jâavais vus au repas du 8 novembre 32 et qui plaisantaient avec Staline. Des professeurs, des médecins, des fonctionnaires, des écrivains, des employés⦠Parfois, un enfant qui était allé faire une course revenait et ne retrouvait plus sa famille. Tous disparaissaient du jour au lendemain, accusés de trotskisme, de défaitisme, dâinsulte au bolchevisme. Une parole, une phrase, un rire vieux de vingt ans suffisait à vous condamner. Parfois, tous les ouvriers dâune usine étaient arrêtés au prétexte de sabotage. Des deux mille délégués au XVII e congrès du Parti de janvier 1934, mille huit cents ont été assassinés dans les deux années qui ont suivi. Même Kirov, le puissant maire de Leningrad qui sây était fait applaudir, a été assassiné. Staline est allé pleurer sur son cercueil.
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