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L’Inconnue de Birobidjan

L’Inconnue de Birobidjan

Titel: L’Inconnue de Birobidjan Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: MAREK HALTER
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dix mètres carrés. Depuis trois ans, Marina jouissait d’une chambre pour elle seule. Un luxe. Au cœur de la dernière nuit d’août 1941, une bombe atteignit le côté de l’immeuble. Elle en détruisit les trois étages supérieurs. La façade s’effondra après la fin de l’alerte. Une conduite de gaz mal fermée explosa. Le feu ne fut éteint qu’à l’aube.
    Le peu que Marina possédait disparut dans l’incendie. À la place de sa chambre, il ne restait que les volutes rousses d’une fumée puante. Dès la première lueur du jour, les femmes se mirent à fouiller cendres et gravats. La rage leur donnait la force de soulever des moellons comme s’il s’agissait de simples fétus. Elles ne sentaient plus leurs mains brûlées. Des rigoles de larmes ravinaient leurs joues talquées de crasse. Dans leurs visages gris, leurs yeux paraissaient éteints.
    Marina n’eut pas envie de pleurer ni de se joindre à leurs efforts. Les semaines passées à creuser les tranchées de défense antichars l’avaient épuisée. Ses mains étaient hors d’usage. Elle ne parvenait même pas à les refermer. Ses paumes s’étaient couvertes d’ampoules devenues des plaies que les pelles et les pioches rouvraient chaque jour comme des lames.
    Pourtant, chaque matin jusque-là, il avait fallu recommencer à charrier la montagne de glaise. Et chaque matin le supplice était à hurler. On ne pensait qu’à se mettre à genoux pour enfouir ses paumes dans la terre comme on éteint un brandon. Les larmes brouillaient la vue, le souffle restait dans la poitrine.
    Toutes les femmes en étaient là. Certaines beuglaient des injures contre les Fritz pour se donner du courage. Pas question de renoncer. La honte d’abandonner aurait été pire que le supplice. Alors, on s’obligeait à reprendre les pelles. La douleur envahissait tout le corps. Elle s’élançait des épaules jusqu’au ventre avec une douceur molle, nauséeuse. Puis cédait peu à peu. S’anéantissant comme une onde s’évanouit sur la surface d’un lac.
    Mais maintenant, devant les ruines de son immeuble, à la seule pensée de soulever une pierre ou une planche, Marina frissonnait d’horreur.
    Et qu’avait-elle à sauver ? Une valise de vêtements, des livres, quelques objets venus d’un passé sans bonheur. Une pile de scripts de films déjà tournés où elle n’avait eu à apprendre que des rôles médiocres. Rien qui méritât qu’on retourne des briques pour le sauver.
    Au contraire, elle vivait recluse depuis trop d’années dans cette chambre pour ne pas ressentir du soulagement à la voir disparaître. Ces murs n’avaient été que ceux d’uneprison. La vie communautaire était terrifiante. Tout était bon pour entamer une dispute : un sac de provisions posé dans le couloir, une dizaine de minutes de trop passées dans la salle de bains ou des lampes allumées dans la cuisine. Jamais Marina n’avait déposé quoi que ce soit de précieux dans cette chambre, jamais elle ne s’y était attachée, de crainte qu’un jour les manteaux de cuir du NKVD s’en emparent. Pour cette même raison, jamais un homme n’y avait dormi avec elle. Ni même fait l’amour.
    Durant ces dix longues années, elle avait eu quelques amants. Si l’on pouvait appeler ainsi de furtives rencontres. Des baisers, des étreintes défiantes vite oubliées. Elle ne s’attardait pas, évitait de voir ces hommes dormir près d’elle. Ce sommeil d’amant repu ravivait trop le souvenir de la petite salle de cinéma du Kremlin.
    Elle alla s’étendre sur un banc du parc botanique tout proche. Elle plaça son sac sous sa tête, reposa doucement ses mains sur son ventre. Elle était là tout entière. Sa vie, son destin se tenaient dans son corps, les mauvais vêtements qu’elle portait, le vieux sac de cuir qui soutenait ses cheveux poussiéreux. Il contenait ses papiers, ses timbres de nourriture, une paire de gants déchirés, un carnet, deux livres, un châle roulé en boule et quelques produits de maquillage inutiles depuis longtemps.
    Les nuages s’épaississaient. Il n’y avait pas un souffle

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