L’Inconnue de Birobidjan
enfants dans les stations de métro. On sây rendait avec un baluchon, une valise, des jouets. Certains apportaient un samovar. Des couvertures et des tapis étaient roulés entre les rails en guise de lit. Ici, plus rien du vacarme extérieur nâétait perceptible. Il fallait attendre lâannonce des haut-parleurs : « Camarades citoyens, lâalerte est levée. » Ou, parfois : « Camarades citoyens, la menace est passée. »
On remontait à la surface. On retrouvait Moscou, immense et inquiète. On guettait un incendie dans sa rue, on comptait les ombres des façades pour sâassurer que son immeuble était intact.
Dans les premiers jours dâaoût, les femmes de Moscou se mirent à creuser des fossés antichars tout autour de la ville.Une fosse longue de huit cents kilomètres ! Des milliers de tonnes de terre creusées à la pioche, charriées à la pelle et à la brouette. Elles étaient toutes là . Ãtudiantes, veuves, grand-mères aux mains calleuses, jeunes mariées qui nâavaient eu que le temps dâune nuit de noces.
Des ballons captifs se mirent à danser dans le ciel. La forêt de leurs câbles dâacier empêchait enfin le mitraillage mortel des Stukas. Des barricades bloquèrent les grandes avenues. Seuls les tramways et les camions charriant les milliers de chevaux de frise qui hérissèrent bientôt les routes de lâOuest circulaient encore. Le mausolée de Lénine et le Bolchoï furent recouverts de gigantesques bâches peintes. Les pilotes allemands les confondaient avec des immeubles ordinaires.
Chaque nuit, les faisceaux bleus des projecteurs fouillaient lâobscurité. Ils butaient contre les nuages, le ventre allongé des ballons, ou se dissolvaient dans lâimmensité brillante dâétoiles. Lorsque les rais de lumière agrippaient la silhouette des avions, les salves de la DCA jaillissaient sans discontinuer. Les balles traçantes griffaient la nuit. Des milliers de traits éblouissants fusaient vers lâinfini. On aurait cru lâÅuvre dâun enfant fou. La nuit moutonnait de fleurs de feu aussi blanches et éphémères quâune buée. Des explosions pourpres signalaient les coups au but. Les jets dorés du kérosène enflammé déchiraient les ailes, éventraient les fuselages. Parfois, on apercevait les corolles dansantes des parachutes. Sur les toits et dans les rues, tout le monde braillait de joie.
Cependant, les rumeurs des victoires de la Wehrmacht enflaient. Le manque dâinformations ne faisait que les encourager. Depuis les premiers jours de la guerre, il était interdit de posséder des postes de radio. Ceux-ci nâétaient autorisés que dans les ateliers, le métro et les lieux publics. Les politruk , les « commissaires politiques de guerre », veillaient à leur usage. Les nouvelles quâon y entendait contenaient davantage dâexhortations au courage, au devoiret à la lutte que de réalités sur les combats et la position des fronts.
On en apprenait bien plus par le bouche à oreille. Minsk, puis Smolensk, et même Kiev étaient tombées. Leningrad était encerclée. La meute de la Wehrmacht était entrée dans Odessa et poussait vers la Crimée. Une rumeur folle se chuchota dâoreille à oreille. Les Allemands avaient fait prisonniers un million de soldats de lâArmée rouge dans les vastes champs de blé de lâUkraine que plus personne ne moissonnerait.
Et les Panzers avançaient toujours sur Moscou. Kilomètre après kilomètre. Lâordre fut donné dâévacuer de la ville tous les enfants de moins de quinze ans. Les gares de Kazanski et de Kourski débordèrent de parents à bout de nerfs et dâenfants en larmes. Des trains de marchandises, vaguement aménagés pour le transport humain, les emporteraient vers lâOural, la Sibérie ou la Caspienne. Moscou parut soudain encore plus immense et plus sombre.
Â
Depuis des années, comme la plupart des Moscovites, Marina occupait une chambre dans un appartement communautaire, une kommounalka , comme lâon disait. Lâimmeuble, boulevard Protopopovski, près du parc botanique, avait un jour possédé tout le confort bourgeois. Ses vastes salons avaient été découpés en chambres de neuf ou
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