L’Inconnue de Birobidjan
Shirley : jâétais devenu lâhomme invisible. Seul Cohn mâaccorda un coup dâÅil. Il portait aujourdâhui un costume crème qui lui donnait plus que jamais lâair dâun gamin. Il faillit me saluer, se ravisa. Sa lèvre inférieure se crispa. Il se rappela que les autres mâavaient ignoré. Il se dépêcha dâen faire autant.
La porte sâouvrit à nouveau. Marina entra, menottes aux poignets. Le visage blanc, pas trace de maquillage, les paupières gonflées. Le bleu de ses iris paraissait plus dense, plus profond et dur que jamais. Elle avait tiré ses cheveux en arrière. Une barrette métallique très ordinaire les retenait.Lâune des matonnes de la prison avait dû la lui fournir. Elle portait la même robe que la veille, toute fripée sur les hanches. Malgré la broche qui en refermait les pans sur la poitrine, la bretelle gauche bâillait sur son épaule. Elle avait dû dormir avec. Si jamais elle avait fermé lâÅil.
Jâavais la réponse à mes questions de la veille. Personne ne sâétait soucié dâelle ni nâavait tenté de lui faire passer des vêtements de rechange. Pourtant, elle connaissait dâautres actrices. Elle avait déclaré quâelle enseignait à lâActors Studio. Elle y avait des élèves, des collègues. Peut-être même des amies. Mais câétait avant que le FBI vienne la cueillir. Aujourdâhui, chacun savait que la bande de McCarthy avait posé sa grosse patte sur elle. Plus question dâavoir des amis. Pas même des connaissances. Ceux qui lâavaient embrassée chaque jour pendant des mois en la retrouvant au travail ne la reconnaîtraient même pas en photo. McCarthy et lâHUAC avaient au moins fait comprendre ça au pays : le communisme et lâespionnage étaient plus contagieux quâune maladie vénérienne.
Les flics escortèrent Marina jusquâà sa place. Ils lui ôtèrent les menottes et sâinstallèrent derrière elle. Elle observa minutieusement la salle. Son regard sâattarda sur moi. Elle parut surprise de me voir. Du moins, il me sembla.
Wood ouvrit la séance. Cohn annonça quâaurait lieu dès le lendemain matin une perquisition de lâappartement du témoin. Marina encaissa la nouvelle sans la moindre émotion. De même lorsque Cohn annonça quâil avait déposé une demande de renseignements auprès de la CIA concernant lâagent Apron. Il eut un petit coup dâÅil vers moi et ajouta :
â Dans la mesure où cette commission est à huis clos, la CIA est dâaccord pour nous communiquer le dossier de lâagent de lâOSS. Jâai demandé aussi que lâon nous donne des informations concernant cette région autonome du Birobidjan dont il a déjà été question. Selon votre accord, monsieur le président, un spécialiste du bureau stratégique pourrait venir témoigner dès demain.
Wood opina. Sans doute cela était-il déjà réglé. Cohn cherchait seulement à impressionner Marina. Il voulait quâelle sache que la moindre de ses paroles serait passée à la moulinette. Wood le pria de reprendre lâinterrogatoire. Comme un bon chien, Cohn repartit sur les sentiers mille fois battus :
â Miss Gousseïev, êtes-vous membre du Parti communiste  ?
â Jâai déjà répondu à cette question.
â Je vous la repose : êtes-vous membre du Parti communiste  ?
â Non. Je ne lâai jamais été.
â Vous ne lâavez jamais été ici, aux Ãtats-Unis, ou en URSS ?
â Nulle part. Ni ici, ni là -bas.
â Je suppose que vous ne pouvez pas le prouver.
â Vous ne pourrez pas prouver le contraire non plus, monsieur.
Une bonne entame de match. Marina ne sourit même pas. Moi, si. Elle avait eu le temps de se préparer. Cohn utilisait la plus vieille ficelle du métier : répéter inlassablement les mêmes questions. Exaspérer le témoin soumis à cette idiotie. Certains craquaient. à bout de nerfs, ils lâchaient ce quâils auraient mieux fait de taire. Marina Andreïeva Gousseïev ne paraissait pas du genre à perdre patience si vite.
â Hier, vous nous avez dit que le secrétaire
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