L’Inconnue de Birobidjan
révisé le scénario. Il tournait lui-même des films, des documentaires plus que des fictions. Souvent, des réalisateurs réclamaient son regard sur leur propre travail. Grigori Kozintsev affirmait que Kapler savait deviner les promesses ou les pauvretés dâune Åuvre mieux que quiconque.
Il avait une réputation dâinfatigable séducteur. Dans les studios, on ne comptait plus ses conquêtes. Ce qui pouvaitparaître étrange. Alexeï Jakovlevitch nâavait pas la beauté pour lui. Une silhouette trop courte, un peu lourde, un visage banal, des paupières sombres. Mais lorsquâil se mettait à parler, à conter, son charme le transformait.
Jusquâici, peut-être à cause de cette réputation, Marina lâavait tenu à distance. Kapler respectait cette froideur. Bien que, de temps à autre, son regard se teintât dâune tendresse ironique qui semblait signifier quâil comprenait pourquoi elle agissait ainsi.
Et le voilà qui surgissait de la nuit auprès dâelle. Elle en éprouvait du soulagement. Plus que du soulagement : de la reconnaissance.
En vérité, elle était bien heureuse de nâêtre plus seule. Heureuse que ce fût lui, Kapler, et aucun autre.
Il éteignit sa lampe de poche.
â Pardonnez-moi de nous replonger dans le noir, Marina Andreïeva. Ce nâest pas par prudence envers les poux du ciel. Il me faut faire durer la batterie de cette lampe aussi longtemps que possible. Ils ont emporté lâengin qui permet de la recharger avec tout le reste à Alma Ata.
Marina lâentendit qui sâasseyait par terre, au pied du divan. Elle sâadossa contre le mur, tira un bout du kilim sur ses mollets nus.
â Jâignorais que les studios avaient été déménagés, dit-elle. Je lâai découvert tout à lâheure.
â Ordre express de notre vénéré Grand Frère, le camarade Staline. Pour une fois, je suis dâaccord avec lui. Le cinéma soviétique est une arme de lâintelligence bien trop précieuse pour laisser Hitler sâen emparer. Vous auriez dû voir ça. Les hangars ont été vidés en trois jours. La plupart de nos camarades du métier se sont entassés dans les trains avec le matériel, direction les steppes du Kazakhstan. Cela ressemblait un peu à la fuite des troupeaux devant lâorage.
â Et vous êtes resté, Alexeï Jakovlevitchâ¦
â Vous devriez mâappeler Lioussia, Marina Andreïeva. Vous savez bien que tout le monde mâappelle Lioussia. Jepréfère. Ãa me donne lâimpression de nâêtre que le souffle dâun oiseau. Liousssssia⦠Surtout dans le noir. En plein jour, la réalité joue trop facilement contre moi.
Ils rirent.
â Non, je ne les ai pas suivis, reprit Kapler. Je me méfie de ces grandes transhumances. Ce mauvais esprit de contradiction qui ne me quitte pas, je suppose. La vanité, aussi. Je me dis que je pourrais être plus utile ici que dans ce lointain là -bas. Câest très présomptueux, bien sûr.
Alexeï Jakovlevitch bougea dans le noir pour dégourdir ses jambes. Il demanda avec douceur :
â Et vous, Marina Andreïeva, est-il indiscret de vous demander ce que vous faites ici ?
â Jâespérais trouver quelques vêtements portables parmi les costumes.
â Ohâ¦
â Et peut-être aussi un toit pour dormir !
Elle lui raconta le bombardement de son logement. Puis comment, depuis plus dâun mois, elle avait creusé des tranchées antichars avec des dizaines de milliers de femmes. Kapler nâattendit pas quâelle se taise pour rallumer sa lampe de poche. Le rayon lumineux chercha les mains de Marina. Elle les plaqua contre son ventre.
Kapler protesta.
â Je vous en prie. Montrez-moi vos paumes.
Avec délicatesse, il attira ses poignets. Elle déplia ses doigts gonflés. Sous la lumière crue, ses blessures étaient plus horribles à voir quâen plein jour. Les croûtes craquelaient, ouvertes sur la chair vive. Des lambeaux des tissus avec lesquels elle avait tenté de se protéger sây étaient incrustés. Un liquide jaunâtre, vaguement sanglant, suintait du bord crevassé des plaies. Le simple effleurement de Kapler tira une plainte à Marina.
â Il
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