L’Inconnue de Birobidjan
tristesse deKamianov. Mais lâavait-il fait venir seulement pour sâinquiéter de Lioussia ?
Le directeur devina ses pensées. Il se redressa, son expression se ranima.
â Moi aussi, jâai une bonne nouvelle pour vous, camarade Gousseïeva.
Il écrasa sa cigarette dans un cendrier déjà comble, saisit un dossier. Des feuillets serrés plus ou moins en ordre dans une grosse chemise cartonnée couleur prune.
â Ce théâtre va enfin pouvoir revivre. Pas à la fin du mois, comme on lâespérait. Il faut encore repousser la date de la première de quelques jours. Mais on devrait pouvoir jouer avant Noël. Câest très bien, avant Noël. Noël est une fête de théâtre. Et puis ce sera avec⦠Non, je vous laisse découvrir !
Il fit glisser le dossier sur son bureau. Elle en bascula la couverture. Elle ne put retenir un cri. Trois noms occupaient la première page :
Â
SHAKESPEARE
HAMLET
traduction de
BORIS LEONIDOVITCH PASTERNAK
Â
Kamianov alluma une nouvelle cigarette et fit danser ses mains dans un geste de prudence.
â Rien nâest encore tout à fait définitif, Marina Andreïeva. Néanmoins, jâai plus que de lâespoir. Câest une traduction tout ce quâil y a de plus officielle. Commandée à Pasternak par le bureau de la Culture, avec lâaccord des camarades du Politburo et deâ¦
Il lança un petit coup dâÅil comique vers le plafond.
â Une volonté tout ce quâil y a dâofficielle, elle aussi. Ce serait bien le diable si on trouvait à y redire. Pasternak lâa achevée il y a dix jours ! Vous imaginez ça ? Si nous voulons être prêts, il faut se mettre au travail dès maintenant. Onnâaffronte pas Shakespeare en un tournemain, nâest-ce pas ? Le rôle dâOphélie est pour vous. Câest évident, nâest-ce pas ! Dès la première seconde, cela sâest imposé. Marina Andreïeva est Ophélie ! Et moi, la plus malheureuse et la plus triste des femmes / Ayant de ses serments bu le miel, la musique, / Je vois cette raison si noble et souveraine / Comme un carillon faux, rude et désaccordé / Dâune jeunesse en fleur la forme sans rivale / Brisée par la folie⦠Oui, oui, Marina Andreïeva, câest pour vous !
Kamianov sâétait levé pour déclamer. Il y avait dans son ton une brûlure amère, narquoise. Savait-il ? Lioussia lui avait-il confié le secret de Marina ? La citation quâil avait choisie ne pouvait être due au hasard. Elle contenait un si parfait double sens.
Il se rassit, tira nerveusement sur sa cigarette.
â Je sais, Marina Andreïeva. Hamlet est une pièce dâhommes. Ophélie ne tient pas longtemps la scène. Cependant, elle est lâunique fleur vivante sur ce charnier de fureur virile⦠Pour votre retour, câest parfait. Et puis, écoutez ça ! Jâai encore une nouvelle magnifique. Jâai eu Pasternak au téléphone ce matin. Boris Leonidovitch rugissait de plaisir. Il accepte dâassister à une ou deux répétitions. Nâest-ce pas tout ce que lâon peut espérer ?
Dès ce jour, les acteurs se mirent au travail avec ardeur. Les répétitions duraient jusque tard dans la nuit. Jouer Shakespeare dans une traduction du grand Pasternak était un rêve. Il fallait sâen montrer digne. La perspective dâoffrir ce spectacle au peuple de Moscou pour ce Noël de guerre, le second quâendurait lâURSS, exaltait toute la troupe.
Après deux semaines intenses sur la scène, Marina peinait à se concentrer sur son travail à lâatelier. La fatigue engourdissait ses gestes, ses doigts étaient moins rapides. Il lui arriva une fois de sâendormir, la tête basculée sur la grenade quâelle venait dâassembler. La responsable de la chaîne la réveilla dâune bourrade.
â Tu ferais mieux de pioncer la nuit, Gousseïeva ! Tu nous fais perdre la cadence, camarade. Si tu continues à roupiller, tu vas faire une ânerie. Câest pas des colombes, quâon a entre les mainsâ¦
En compagnie de la chef de chaîne, Marina fut convoquée devant la politruk. Peut-être cette femme aimait-elle le théâtre ? Ou Pasternak, ou les actrices ? Marina
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