L’Inconnue de Birobidjan
Marina la soumit à la politruk, la commissaire politique de son atelier. On la questionna pendant une bonne heure. Quinze jours plus tard, elle fut déplacée sur une nouvelle chaîne de lâatelier. On y fixait les manches des « saucisses » aux têtes de charge. Un travail délicat mais physiquement moins éprouvant. Surtout, chaque jour, elle pouvait quitter lâatelier à quinze heures pour rejoindre le théâtre.
Elle découvrit très vite quâaucune pièce nây était en répétition officielle malgré lâannonce de la proche réouverture. Les acteurs sây comptaient sur les doigts dâune main. Les actrices y étaient un peu plus nombreuses, mais cela obligeait à un choix contraignant. En outre, Kamianov ne parvenait pas à connaître les Åuvres autorisées par la censure. Il passait des heures interminables et inutiles au téléphone. Personne ne voulait prendre la responsabilité dâune décision. Chacun savait quâil fallait attendre la volonté du Kremlin. Il en allait ainsi depuis bien avant la guerre.
Fin juillet, lâouverture du théâtre fut repoussée au mois de novembre. Kamianov proposa que chacun mette cette pause à profit pour travailler un pot-pourri de scènes piochées dans le répertoire. Ce ne serait pas du temps perdu. Plutôt un véritable travail dâatelier, comme lâaimait le grand Stanislavski, le fondateur du Théâtre dâart. Pour quelques temps les acteurs seraient leur propre public. Un public impitoyableâ¦
Marina accueillit ce délai avec soulagement. Le trac de se retrouver devant un véritable public la taraudait déjà . Pourtant, ce nâétait rien comparé à la terreur quâelle croyait avoir vaincue et qui lui ôtait de nouveau le sommeil. Que se passerait-il quand Staline apprendrait â car il lâapprendrait â quâelle était de retour sur scène ?
Cent fois Kapler lâavait assurée que Staline ne se souciait plus dâelle : « Tu dois retourner sur scène. Câest ton devoir. Le théâtre russe est debout. Il a besoin de toi. Staline lui-même viendra tâapplaudir. »
Comme elle aurait voulu partager cette certitude ! Staline nâoubliait rien. Jamais. Qui pouvait en douter ?
Malgré tout, peut-être Lioussia avait-il raison. Si Moscou nâétait plus menacée, la guerre était plus dure et plus meurtrière que jamais. Les Allemands atteignaient les portes du Caucase et de la Volga. Stalingrad était enserrée dans un étau mortel. Peut-être Staline avait-il aujourdâhui dâautres chats à fouetter que dâeffacer le souvenir dâune petite actrice consommée un soir de beuverie au Kremlin ?
Comme toujours, le destin lança les dés à sa façon.
Â
Un soir neigeux de fin novembre, Kamianov convoqua Marina dans son bureau. Derrière les verres épais de ses lunettes, des cernes sombres engloutissaient les yeux épuisés du directeur. Il demanda à Marina si elle avait reçu des nouvelles de Kapler. Elle répondit que non. Elle lui avait écrit plusieurs lettres sans savoir sâil les recevrait.
Kamianov opina.
â Jâai lu ses reportages dans LâÃtoile rouge ⦠Vous aussi, nâest-ce pas ?
Bien sûr, quâelle les avait lus et relus. Kamianov tenta de sourire. Il alluma une cigarette, grommela à voix basse :
â Je ne retrouve pas toujours son style, cependant. Ces petites phrases quâon lit par-ci, par-là , du genre : La foi et lâamour de nos glorieux soldats ont accompli un nouveau miracle⦠Ce nâest guère son penchant. On trouve ces fioritures à lâidentique dans les reportages de Grossman et dâEhrenbourg. Peut-être la Krasnaïa Zvezda nâa-t-elle plus quâun seul correcteur ?
Il eut un rire silencieux. Sa main gauche glissa sur son crâne chauve. Son regard se voila. Son fils, comme des millions de fils, était dans lâenfer de Stalingrad. Lui y était pour tuer ou pour se faire tuer.
â Au moins, murmura Kamianov, que ces articles soient publiés, câest une bonne nouvelle qui nous arrive.
Marina approuva dâun signe. Elle sâétait répété mille fois la même chose. Elle comprenait et partageait la
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