L’Inconnue de Birobidjan
expliqua pourquoi elle manquait de sommeil, la politruk sâextasia :
â Vous allez jouer pour Noël ?
â Je lâespère. Le directeur nâa pas encore la confirmation définitive du commissariat à la Culture. Mais elle devrait arriver. Il ne reste plus que quelques jours avant Noël. Nous devons être prêts.
â Sais-tu que je ne suis jamais entrée dans le Théâtre dâart, camarade Gousseïeva ?
â Je pourrai tâavoir deux places pour une représentation, camarade commissaire. Pas pour Noël, bien sûr. Mais tout de suite après.
â Tu ferais ça ?
â Je suis certaine que le camarade directeur arrangera ça. Nous te le devons bien. Tu as été accommodante avec moi.
La joie de la politruk faisait plaisir à voir. Elle baissa la voix :
â Crois-tu que le camarade Staline sera dans la salle le jour de Noël ? Tout le monde sait quâil adore le théâtre. Il aime tout ce qui est lâart, nâest-ce pas ? Le cinéma, la littérature⦠Câest parce quâil est comme ça que les Fritz nâauront jamais Stalingrad, camarade Gousseïeva ! Staline sait que la guerre, ça ne se fait pas quâavec des grenades et des tanks.
Avec le même enthousiasme, elle signa une décharge. Marina fut exceptionnellement dispensée de son travail à lâatelier jusquâau lendemain de la première.
Elle saisit le papier dâune main tremblante. Que Staline pût être dans la salle le soir de Noël, pourquoi nây avait-elle pas pensé ? La politrukavait raison : nâadorait-il pas le théâtre et « tout ce qui était lâart » ?
Le lendemain, grâce à sa nouvelle liberté, elle arriva au théâtre un peu avant midi. Sâavançant dans le passageKamergersky, elle les aperçut qui sortaient dâune voiture. Une ZIS 101 aux ailes recouvertes de boue. Quatre manteaux de cuir. Ce jour-là , même leurs chapkas étaient identiques. Lâun deux portait des lunettes à lâépaisse monture et une serviette à la main. Deux autres, des moustachus, le suivirent dans le bâtiment. Le quatrième, un tout jeune type au visage dur de paysan, resta debout près de la ZIS.
Le sang lui battant dans les tempes, Marina sâobligea à continuer son chemin naturellement. Le jeune type alluma une cigarette. Il protégea la flamme de son briquet en se tournant face au mur. Marina passa dans son dos sans quâil lui prête attention.
Hors de sa vue, elle hésita. Avait-elle raison de se comporter comme une fuyarde ? Ces types du NKVD se souciaient-ils dâelle ? Peut-être nâétaient-ils là que pour donner des instructions à Kamianov en vue de la prochaine ouverture ?
Ou pour lui annoncer que Staline serait dans la salle ?
Si Iossif Vissarionovitch devait être présent pour la première, elle ne pourrait jamais se montrer sur scène.
Il était possible aussi que les manteaux de cuir soient ici pour elle. Elle les imaginait sans peine ordonnant à Kamianov de lui retirer le rôle dâOphélie. Ou même de la mettre à la porte.
La vieille peur qui lâavait hantée pendant des années était tout entière revenue. Cette obsession. Cette certitude de nâêtre quâune proie sous des griffes patientes.
Par défi autant que par impatience de savoir de quoi il retournait, elle décida dâentrer dans le théâtre. Elle contourna le bâtiment et se glissa à lâintérieur par la petite porte quâutilisaient les acteurs les soirs de représentation. Il était encore tôt. Les loges, les couloirs, la scène étaient déserts. Seules quelques femmes de ménage bavardaient dans les cintres.
Marina ne quitta ni son manteau ni son bonnet de laine. Avec précaution, elle grimpa lâescalier de service jusquâaupremier étage. Il donnait sur le palier, à lâopposé du grand escalier. Elle entrouvrit la porte et sâimmobilisa.
Des voix provenaient du bureau de Kamianov. Elle reconnut celle du directeur. Un ricanement le fit taire. Marina aurait juré quâil sâagissait du type aux lunettes. Elle ne parvenait pas à saisir ce quâil disait. Ses mots résonnaient dans les couloirs, perdant leur sens. Néanmoins le
Weitere Kostenlose Bücher