L’Inconnue de Birobidjan
ton était sans équivoque, dur, méprisant.
Elle laissa la porte du palier se refermer doucement.
Que se passait-il ? Pourquoi sâen prenaient-ils à Kamianov ?
Le bourdonnement des voix continua. Elle ne percevait plus celle du directeur. Quelques minutes sâécoulèrent. Les voix se firent soudain plus nettes : les manteaux de cuir étaient dans le couloir. Elle entendit leur salut grinçant, moqueur :
â à bientôt, camarade Kamianov.
Ils sâéloignèrent. Leurs pas résonnèrent sur les marches de pierre du grand escalier. Le silence retomba.
Marina patienta une poignée de secondes. Elle entrebâilla la porte, guettant lâapparition dâune secrétaire. Le couloir resta vide et silencieux. Les femmes devaient être terrées dans leurs propres locaux.
Elle glissa sur le plancher jusquâau bureau de Kamianov. Kamianov se tenait prostré dans son fauteuil, la tête entre les mains. On aurait dit un homme en pleurs. Marina baissa les yeux, voulut faire un pas un arrière. Le plancher craqua sous ses bottes. Kamianov se redressa, la reconnut.
â Marina Andreïeva !
La panique le défigurait. Il bondit hors de son fauteuil, se précipita sur elle.
â Vous êtes folle ? Que faites-vous ici ?
Il la tira si violemment à lâintérieur de la pièce quâelle faillit tomber. Il claqua la porte, marmonna encore :
â Vous êtes complètement folle !
â Camarade directeurâ¦
Il plaqua la main sur sa bouche, lâempêchant de poursuivre. Ses lèvres articulèrent des mots sans les prononcer : Taisez-vous ! Taisez-vous !
Dâun battement de paupières, Marina fit signe quâelle comprenait. Kamianov retira sa main. Il jeta un coup dâÅil désemparé sur les murs, se retourna vers Marina comme sâil la découvrait seulement. Dans un élan inattendu, il lui attrapa les épaules, lâattira contre lui. Un grognement douloureux le fit trembler. Il la relâcha, sâécarta pour prendre une cigarette dans le paquet à demi déchiré sur son bureau. Ses doigts jaunis de nicotine tremblèrent jusquâà la troisième bouffée.
Quand il dévisagea à nouveau Marina, il avait lâair dâun noyé.
Il lui fit encore signe de se taire, rouvrit la porte du bureau et guetta dans le couloir.
â Venezâ¦
Un chuchotement. Marina le suivit. Il fila, emprunta lâescalier par lequel elle venait de monter. Deux minutes plus tard, il la poussa dans un petit local tout en longueur. Une odeur acide de désinfectant rendait lâair à peine respirable. Sur les étagères, ainsi quâune foule aveugle et silencieuse, patientait une centaine de perruques. Elles représentaient toutes les coiffures et toutes les modes depuis lâépoque des Romanov.
Kamianov sâaffala sur une chaise.
â Câest fini ! Câest fini. Ils vont fermer le théâtre avant quâon puisse donner une seule représentation !
â Fermer le théâtre ?
â On nâaurait pas dû répéter Hamlet .
â Maisâ¦
â Câest Pasternak, le problème. « Très mauvaise traduction de Pasternak, camarade Kamianov. Une Åuvre tendancieuse, idéologiquement confuse. »
Kamianov essayait de singer la voix du type du NKVD. Il ne parvenait quâà trahir la terreur qui encombrait sa gorge.
â Câest ma faute. Jâaurais dû me méfier. Ils ne supportent plus Pasternak. On mâavait prévenu. Je ne croyais pas que câen était déjà là ⦠Je me suis précipité.
â Mais pourquoi fermer le théâtre ? Nous pouvons monter une autre pièceâ¦
â Punition, punition, camarade Gousseïeva⦠Il ne fallait pas répéter ! Moi, je voulais tellement⦠Hamlet et Pasternak, câétait une si belle affiche pour Noël !
Kamianov ricana. Il ôta ses lunettes pour masser ses yeux douloureux.
â Quâest-ce que ça pue, ici !
Il remit ses lunettes, chercha une cigarette dans ses poches. Son paquet était resté sur le bureau. Il leva la tête vers Marina.
â Je ne fume pas, camarade directeurâ¦
Kamianov la dévisagea bizarrement, les traits défaits. Il lui agrippa le
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